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livrée à elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, sa vraie vie. - « Je me console parfois, disait-elle, en pensant que l’enfer ne saurait me reprendre mes cinq bonnes années, de quinze à vingt. Mon père ne s’occupait de moi qu’aux repas, et encore ! J’étais libre de me lever avant le réveil des oiseaux ; je courais seule à cheval, loin du château, hors des routes, ivre de mouvement, altérée d’inconnu, soutenue par un secret et fol espoir de rencontrer les limites du monde. Du jour au lendemain, mes goûts, mes idées, mes curiosités, tout changeait ; je n’aimais plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me plongeais par caprice dans quelque science démodée, comme l’alchimie ou l’astrologie judiciaire. La bibliothèque du château, qui m’était ouverte sans réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos ancêtres, mais à coup sûr par un ami du merveilleux. Je puisais au hasard, je dévorais, je passais des nuits à étudier l’absurde par principe ou à m’enivrer d’un beau livre, suivant que j’avais eu la main heureuse ou maladroite ; mais je vivais, je pensais, j’agissais ! Ma belle-sœur elle-même ne put gâter mes bonnes années, quoiqu’elle demeurât tout l’hiver avec nous. Elle me haïssait bien un peu, parce qu’elle me voyait embellir à mesure que rage et la maternité la rendaient plus laide et plus grotesque ; mais la liberté de mes allures et l’indépendance de mon esprit ne lui laissaient guère de prise : je savais me soustraire à ses basses méchancetés par des soubresauts héroïques ; j’avais mes retraites inaccessibles sur les sommets de la pensée et dans les infinis de l’espace. C’est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre a commencé entre nous. Mon père avait renoncé de bonne grâce à l’espoir de m’enterrer dans un couvent ; je m’étais si fièrement prononcée, le médecin lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf elle, ne pensait plus à me jeter un voile sur la tête. Elle m’entreprit avec force, patience et ténacité, en véritable Allemande, et, lorsque j’eus réfuté tous ses arguments, elle ne craignit pas d’insinuer que mon renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans son contrat de mariage avec Gérard. Moi qui vivais à mille lieues au-dessus des calculs misérables, je sentis rudement le coup qui me cassait les deux ailes ; mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon père, je lui dis que, s’il avait besoin de me déshériter dans l’intérêt de son nom, j’y donnais les mains de bonne grâce, que j’étais même résignée à rester fille, sans regret, pourvu qu’il me permit de finir mes jours à Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement du château ou dans une maison du village, mais libre et maîtresse de courir sous le ciel de Dieu. Mon père se piqua d’honneur ; il y avait en lui quelque restant de chevalerie : « Remettez-vous, me dit-il ; vous serez bientôt mariée, et vous ne serez jamais déshéritée. » Il