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on éprouve une impression saisissante. On est en présence d’un peuple profondément blessé dans ses susceptibilités les plus vives, mais qui ne marchande pour servir le roi ni son or ni son sang. Les procès-verbaux contiennent en annexes des listes nominatives de secours accordés aux nombreux officiers bretons mutilés en Flandre, en Espagne et en Piémont. Ces secours, dont chaque désastre vient grossir le chiffre, s’élèvent rarement au-delà de 300 livres, et descendent quelquefois jusqu’à 30 livres par personne. Depuis quelques années, le ruban de Saint-Louis était venu rehausser un peu l’exiguïté de cette aumône, qui d’ailleurs n’humiliait pas, car elle était offerte de gentilshommes à gentilshommes, et pour les deux tiers de cette noblesse la pauvreté était la conséquence forcée de la position que les lois et les mœurs lui avaient faite en lui interdisant l’accès de toutes les carrières lucratives.

En servant le roi dans ses armées, cette noblesse était devenue profondément monarchique sans rien perdre de son sévère esprit national, car elle demeurait étrangère à la cour. Malgré ses nombreux griefs contre Louis XIV, elle avait contracté le culte des personnes royales au point de se trouver fière de recevoir en 1695 pour gouverneur le second fils légitimé du roi et de Mme de Montespan. Lorsque commença le grand vol des bâtards, quand, sans égard, pour les longs services du duc de Chaulnes, Louis XIV le révoqua brutalement afin de donner son emploi au comte de Toulouse, déjà investi de l’amirauté du royaume, ce choix fut accueilli avec une allégresse générale qu’il est impossible de méconnaître, Bien loin que les Bretons, en voyant s’éloigner M. de Chaulnes, « montrassent leur désespoir par leurs larmes, leurs lettres et leurs discours[1], » les états furent les véritables organes du sentiment public lorsqu’ils ordonnèrent, à l’occasion de la nomination du comte de Toulouse, des feux de joie par toute la province[2]. Quoique la politique de Louis XIV eût interdit à son fils légitimé, comme aux princes du sang, de résider dans la province dont il lui avait attribué le gouvernement, le comte de Toulouse justifia par un patronage utile la sympathie avec laquelle sa nomination avait été accueillie, et pendant le cours de son gouvernement qui se prolongea quarante années, la Bretagne passa, sous la régence, de la prostration profonde où l’avait conduite le règne de Louis XIV à la soudaine et audacieuse revendication de toutes ses libertés méconnues.


L. DE CARNE.

  1. Saint-Simon, t. II, p. 58.
  2. Registre des états de Vannes, novembre 1695.