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souvent possédés de bonne foi et par conséquent dignes de respect ; ils ont d’ailleurs quelque chose de précis qui tient en bride les ambitions perturbatrices et est la sauvegarde de l’ordre. Si le droit idéal impose par son autorité, s’il élève la dignité humaine et coupe court aux privilèges non justifiés, il abandonne la loi sociale à l’interprétation du sens individuel, il déchaîne et, qui pis est, il semble sanctifier le fanatisme ; souvent obscurci de nuages jusque dans les têtes les mieux faites, il livre la société aux folles expériences des cerveaux malades et à l’instabilité de toutes les espérances. Quelle intelligence une telle question ne ferait-elle pas vaciller ? Je ne m’étonne pas des incertitudes qu’on a reprochées injustement aux classes privilégiées, ni de leur acharnement à défendre d’abord des titres qu’elles tenaient pour inviolables, ni de l’illumination soudaine en apparence qui leur en fait faire d’un seul coup le sacrifice, ni de la pente qu’on remarque bientôt après jusque dans les plus ardens aux réformes et les plus impétueusement emportés vers la justice à revenir sur une abdication irréfléchie. Je ne m’étonne pas non plus qu’au milieu de ces perplexités ceux qui proclamèrent la révolution aient voulu d’abord jeter une ancre dans l’océan des idées : ce fut la déclaration des droits. Ils ne songèrent pas à formuler un dogme religieux, ils voulurent marquer une limite. Ils l’ont fait avec une puissance, une noblesse, une bonne foi dont on ne leur ôtera jamais l’honneur.

La société actuelle n’est plus, comme celle dont la révolution a marqué la fin, sous l’empire exclusif d’une doctrine maîtresse de toutes les consciences, qui avait tout fait à son image et dominait de l’autorité de ses dogmes absolus les institutions publiques et la vie tout entière. La raison a sa part reconnue dans l’aménagement sans cesse renouvelé des sociétés, et il n’y a plus à opposer à un système inflexible une nouvelle conception de l’existence humaine. Toute déclaration des droits serait aujourd’hui une reproduction hors de propos. On n’ignore point d’ailleurs ce que l’intelligence court de risques à vouloir tracer dans le vague infini le plan de la cité du droit ; mais, si cette entreprise a ses difficultés et ses périls, il n’est pas juste pour cela d’abuser de quelques définitions insuffisantes ou fausses, comme le fait M. de Sybel dans une critique exagérée de la déclaration de La Fayette, pour dénier toute opportunité à celle de 89, que dis-je ? pour lui imputer d’avoir ouvert le champ à toutes les folies. Ces folies ont eu d’autres causes moins accidentelles, et la déclaration était un monument élevé précisément pour leur servir de digue. Dans tout le cours de la révolution, sous des dénominations et des formes diverses, deux partis apparaissent constamment aux prises. On voit d’un côté tous ceux qui, les premiers sacrifices une fois faits et lorsque le droit idéal a