Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/975

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blessure du cœur, à une de ces passions romanesques qui sont le privilège et le tourment des âmes délicates faites pour sentir plus vivement et pour souffrir plus que les autres. Il partait pour chercher l’oubli, la guérison, dans l’absence et le travail. Il n’avait eu pour confidens que son père et son frère aîné, Porphyre Jacquemont, qui était un autre père pour lui, et c’est avec eux seuls qu’il laisse échapper durant son voyage quelques éclairs de cette flamme invisible pour tous. « J’aurais voulu t’écrire du Havre avant de partir, dit-il à son frère ; je voulais aussi écrire à notre père, et puis je n’y ai pas eu le cœur. Là j’étais encore trop près de vous ; mais en Amérique je vous écrirai, car, tu le vois bien, ici encore quête dis-je ? Voici quatre grandes pages déjà, et de quoi t’ai-je parlé, De choses sans doute bien indifférentes dans notre position ; mais, pour t’exprimer tout ce dont mon cœur est plein, il me faudrait de la solitude, du silence autour de moi, du recueillement. Porphyre, ce que je ne te dis pas, mon ami, je ne le sens que plus fort… — Voici un mois aujourd’hui que je suis parti, et à peine me semble-t-il qu’il y ait huit jours que je t’ai quitté, mon ami. Pourtant le temps s’est écoulé tristement, mais les jours se succédaient avec uniformité ; rien pour moi n’emplissait le temps, rien n’en marquait la durée. Il ne me reste de tout ce mois que le souvenir confus de pensées tristes et indécises, des sentimens vagues et irrésolus qui m’ont agité tour à tour. Il me tarde à présent d’arriver. » Victor Jacquemont ne sacrifiait pas du tout à la mode de la mélancolie et de l’amour désespéré ; par inclination et par système, il était, je crois bien, le moins mélancolique des hommes. Pour qu’il parlât ainsi, il fallait qu’il eût l’âme profondément ébranlée dans cette première heure, et ce n’est que quelques mois plus tard, après avoir savouré l’oubli dans un monde si différent de celui de la France, qu’il pouvait écrire avec une tranquillité mal reconquise : « Adieu, mon ami, adieu, mon cher frère, ma pensée ne doit plus être pour vous un sujet de tourment. Je suis mieux, presque bien, j’espère en l’avenir… » Je ne sais si je me trompe, mais quand la vocation de voyageur scientifique serait venue un peu, même tout à fait de là pour Victor Jacquemont, quand elle serait née du trouble d’un jeune cœur déchiré, elle n’aurait pas une origine moins noble et moins sérieuse, elle proviendrait d’une source tout humaine qui lui donnerait une sorte de poésie émouvante allant se confondre avec cette autre poésie d’une carrière prématurément brisée.

Ce qu’il y a de plus grave dans ces crises invisibles et inavouées, c’est qu’elles laissent des traces profondes qui vivent encore même quand la cause première a disparu. Elles disposent l’âme et l’esprit