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est un de ces hommes qui passent leur vie à démentir par une réelle élévation morale ce qu’il y a d’étroit et de corrupteur dans leurs systèmes, — qui valent mieux que leur philosophie, ou qui se font une philosophie à leur usage, plus large, plus humaine que celle qu’ils reçoivent toute faite. Sceptique, il l’était à coup sûr ; mais en même temps il croyait à l’amitié, au dévouement, à tout ce qui ennoblit la race humaine ; il se faisait une haute et sévère idée du devoir ; il ne voyait pas dans la vie un jeu futile, il pensait que tout homme était tenu de se rendre utile à ses semblables ; il se créait à lui-même une sorte de stoïcisme sans morgue par lequel il se plaçait au-dessus des contrariétés vulgaires, et c’est l’homme qui justement avec cette idée qu’il se faisait du devoir allait vivre des mois entiers au milieu des déserts de l’Inde, seul, campé sous sa petite tente de voyage, gaîment d’ailleurs et sans se croire un héros. C’est l’homme qui, séparé du monde, de son camp de Hinguelisse, à 340 milles de Calcutta, écrivait : « Ma solitude est loin de me peser ; je suis très assuré de passer sans tristesse mes six mois de retraite aux montagnes, sans voir un seul Européen. Des pensées pleines de douceur et de tendresse emplissent tous les instans de ma vie que l’étude n’occupe pas. Je ne sens plus les choses du passé, je me les rappelle seulement, et juge ainsi ce qui fut jadis en moi comme ce qui est en dehors… Quoi qu’il puisse m’arriver de contraire, vous me saurez pourvu d’une arme de résistance qui est en moi dans un principe bizarre de satisfaction intérieure, dans une simplicité de goûts qui, n’est pas de mon temps ni de mon éducation, dans une sorte d’orgueil sauvage qui me consolera aux mauvais jours, s’il en vient. Il y a mille degrés de malheur au-dessus de la possibilité desquels je me suis désormais placé… » Ce n’était pas évidemment dans un scepticisme vulgaire que Jacquemont puisait cette vigueur d’âme qui le soutenait au milieu des épreuves d’une campagne où il pouvait à chaque instant rencontrer une mort obscure et sans gloire.

Et quand il parle de servir l’humanité, quand il prononce ce mot de philosophie utilitaire, il faut s’entendre encore, il ne faut pas laisser à cette expression un sens étroit et bas. il y a des utilitaires pour qui toute la science consiste à bien nourrir, à bien vêtir les hommes, à leur procurer le plus de satisfactions matérielles possible, sans s’occuper de tout ce qui peut relever leur esprit et leur âme, sans songer que cette humanité ondoyante et diverse a une nature morale à côté d’une nature physique. Victor Jacquemont ne l’entend pas ainsi, il se fait une autre idée des instincts et des besoins multiples de la race humaine ; il élargit, le cadre de l’utilité pour ainsi dire, et y fait entrer toute sorte de choses dans