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fidèle pour les gouvernemens et les gouvernés de l’Europe. Cet ouvrage serait très utile. » Chose curieuse, il y a eu vers le même temps ou à peu d’intervalle deux esprits bien différens, inconnus l’un à l’autre et attirés par les mêmes sujets d’études. Lorsque Jacquemont parlait ainsi, Tocqueville méditait déjà son œuvre sur l’Amérique, et un peu, plus tard il songeait aussi à un travail sur l’Inde ; il avait rassemblé des matériaux, il a laissé des ébauches. Je ne compare pas les deux esprits. L’un a promis, tout au plus ce que l’autre a tenu, au moins pour l’Amérique. Jacquemont en est resté au rêve qu’il caressait dans sa vie indienne.

Les lettres de Jacquemont sont l’histoire fidèle de ces préoccupations, de ces perplexités, de ces impressions qui faisaient de lui un acteur lointain du drame d’une révolution ; mieux encore elles sont l’histoire fidèle de l’homme, de ce naturaliste singulier qui se demandait comment, vivant d’herbes et de pierres, il se trouvait si fort engagé dans la politique. Après cela, ne croyez pas qu’il vive seulement d’herbes et de pierres, ni même de politique. C’est le propre de sa nature d’être d’une élasticité merveilleuse, de se plier à tout, de tout sentir, de tout comprendre et de tout dire. Un jour il écrit une lettre d’une mâle vigueur ou bien il trace une scène du plus savoureux comique ; un autre jour il se laisse aller à quelque caprice de cœur ou d’imagination, et s’il n’est Yorick, s’il a bien soin de se défendre de toute ressemblance avec ce héros sentimental, il a des histoires à la Yorick. Je n’en voudrais d’autre preuve que cette lettre charmante, écrite de Calcutta et où il explique ce qu’il appelle sa théorie du galop à cheval.


« Par un brouillard pareil à celui d’hier matin, mais d’où ne devait pas sortir un soleil aussi chaud, car c’était en France au mois de novembre, je me souviens d’avoir galopé comme les fashionables de Calcutta avec un vif sentiment de bonheur. D’abord il faisait froid, et par la rapidité du mouvement je repoussais cet ennemi, le froid ; puis j’étais seul dans des lieux solitaires et sauvages. Il y avait encore quelques fleurs tardives, dans les prairies, mais pâles et sans parfum. Les feuilles jaunes des peupliers couvraient déjà la terre, et les bois offraient les riches teintes de l’automne. Je cherchais à résoudre le problème suivant : Mme ***, m’aime-t-elle ou ne m’aime-t-elle pas ?

« Quand je penchais pour l’affirmative, je laissais mon cheval aller au pas, je ne m’occupais plus de lui ; quand au contraire la négative l’emportait, pour fuir une idée si horrible, je galopais dans les sentiers étroits et pleins de boue. Tant galopai-je ainsi qu’à la fin, je me perdis au milieu des bois et des bruyères. J’en tendis alors le bruit de deux chevaux qui s’approchaient au galop, et dans, le sentier que j’avais perdu je vis passer