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recueillies par la science, qui en a profité tout en les rectifiant, et il a remporté une palme qu’il n’avait point ambitionnée : il a mérité d’être appelé en Allemagne le fondateur de la critique historique du Nouveau Testament.


III

Nous avons revendiqué Lessing pour la philosophie du XVIIIe siècle. Il nous reste à examiner ce qu’il prit aux doctrines qui dominaient de son temps, ce qu’il leur donna, et quelle fut dans le travail commun des esprits sa part d’originalité. Les écrits philosophiques de Lessing ne sont pas longs à étudier, ils se réduisent à quelques pages ; mais ce sont des pages qui comptent dans l’histoire de la pensée humaine. Lessing est un semeur d’idées, et la plupart des graines qu’il a jetées en terre ont levé. Peu de temps après la mort de son terrible ami, Jacobi publia le compte-rendu ou le procès-verbal de conversations qu’il avait eues avec lui en 1780. Cette publication fit beaucoup de bruit en Allemagne et y suscita une vive controverse. Le tombeau des grands hommes de guerre n’est pas un lieu de paix ; ils laissent pour héritage des batailles. On s’est battu pour la possession des armes d’Achille. Lessing mort, on se disputa son épée et sa gloire.

Jacobi racontait qu’un matin, à Wolfenbüttel, recevant la visite de Lessing, il lui avait fait lire une poésie que celui-ci ne connaissait point. « Lisez, lui avait-il dit ; vous avez si souvent scandalisé les autres qu’il est juste qu’à votre tour on vous scandalise un peu. » Cette poésie était le Prométhée du jeune et déjà célèbre auteur de Werther et de Stella : « — Charge ton ciel de nuées, ô Jupiter, et, pareil à l’enfant qui décapite des chardons, exerce-toi sur les chênes et sur les cimes des montagnes… Moi, t’honorer, pourquoi ?… Qui m’a fait croître jusqu’à la taille d’homme ? Le temps tout-puissant et l’éternel Destin, mes maîtres et les tiens. Me voici, je façonne des hommes à mon image, race pareille à moi, faite pour pâtir, pour pleurer, pour jouir et pour se réjouir, et pour t’oublier, comme moi ! »

Après avoir lu : « Je ne suis point scandalisé, dit Lessing. Je possède cela depuis longtemps de première main. — Vous connaissiez ce poème ? — Je ne l’avais jamais lu, mais je le trouve bon. — Oui, dans son genre, je suis de votre avis ; autrement je ne vous l’aurais pas fait lire. — Vous ne m’entendez pas, reprend Lessing. Le point de vue où s’est placé le poète est le mien. Les idées orthodoxes sur la Divinité n’existent plus pour moi ; je ne peux plus y mordre. Ἕν καὶ Πᾶν. Je ne connais que cela. C’est le sens de ce poème, et c’est