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moi. Si tu t’obstines à rester veuve, ton bien fera retour à Gérard ou à son fils dans une cinquantaine d’années, et alors nous verrons du haut du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné ! » Mais j’étais déjà résolue à rester sur mon premier et lamentable essai du mariage. Je ne refusai pas offres généreuses de mon père, je ne les acceptai pas non plus. Les questions d’intérêt me semblaient parfaitement indifférentes, comme à toutes les femmes d’un certain rang. Mes affaires avaient été mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, qui est sénateur, versé dans les questions de finances, et galant homme jusqu’au bout des ongles, quoique séparé de sa femme et un peu trop empressé auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d’une liquidation me furent épargnées, et je rapportais au bercail un portefeuille de quinze cent mille francs bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient environ soixante mille francs de rente. Je ne savais que faire d’un si gros revenu, avec mes goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu de misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans mes chères habitudes ; on fit accommoder à mon usage l’ancien appartement de ma pauvre mère, dans l’aile gauche du château ; je me donnai le luxe d’une bibliothèque, d’une petite voiture et de deux chevaux neufs ; j’achetai quelques tableaux, je fis un voyage en Suisse, un autre en Italie, avec Polyxénie et un vieux domestique ; à cela près, ma vie était exactement la même qu’entre quinze et vingt ans. Ma belle-sœur n’osait plus me traiter en enfant ; notre inimitié prit des allures plus franches, sans aller jusqu’aux grands éclats ; mon père n’en vit rien, et mon frère n’en voulut rien voir. Du reste, les Bavarois n’étant chez nous que trois mois de l’année, le bon temps ne me manquait pas, et j’ai fait une provision de souvenirs qui me soutient encore un peu dans mes luttes et mes misères. Je vous épargne l’histoire de cette épouvantable débâcle où l’honneur même de notre nom, compromis par la scélératesse des uns et l’imprudence des autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à Grenoble, vous avez su tout cela mieux que moi et certainement avant moi. Je voyais bien l’humeur de mon père tourner au noir, et j’assistais au va-et-vient des gens d’affaires ; mais j’étais si peu de ce monde, et j’avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, que la douleur de perdre et la joie de gagner me semblaient, comme au jeu, choses viles et roturières. Il ne m’entra point dans l’esprit qu’un marquis de Vaulignon pût s’émouvoir à propos d’argent, et la première fois qu’il s’ouvrit à moi de ses chagrins, je crus naïvement qu’il ne parlait ainsi que pour me cacher autre chose.

La vérité m’apparut enfin dans toute sa laideur lorsque mon père