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maxime bene vixit, qui bene latuit. En attendant, il se soumet, et s’étonne que tout le monde ne fasse pas comme lui. Il va même jusqu’à chercher des raisons contre le mouvement de la terre, et dans une lettre adressée à un ecclésiastique il s’efforce de démontrer que ce mouvement n’est pas réel. Cette faiblesse de Descartes, si peu justifiable et si peu d’accord avec la fermeté et la hardiesse de son caractère, s’explique, selon nous, de la manière suivante. Il a refusé de s’engager dans les chaînes des occupations humaines, il a voulu être entièrement libre, dégagé de toute responsabilité et de toute nécessité servile : c’est là, je le veux bien, un noble sentiment; mais il y a un revers : lorsqu’on s’est dégagé et désintéressé de toute action et de toute obligation déterminée, on arrive peu à peu à craindre quelque engagement que ce soit : on redoute les affaires, tout vous devient embarras, et, comme il est impossible d’éviter toujours la rencontre des difficultés réelles, on recule devant elles, on leur laisse l’avantage pour se replier sur soi-même. Ainsi on a commencé par sacrifier tout à sa propre liberté, et l’on finit par sacrifier sa liberté même à sa sécurité.

Descartes fut donc avant tout et en toutes choses un curieux : curieux par l’imagination et les sens, curieux par l’esprit. Il fut un spectateur des choses humaines comme de l’univers, et refusa d’y être acteur à aucun titre. De là ses pérégrinations et ses solitudes, de là ses audaces et ses timidités, de là dans ses écrits la profondeur unie à la froideur, je ne sais quoi de haut et de timoré à la fois; de là enfin ce mélange de romanesque et de géométrie qui caractérise sa vie, et qui caractérise aussi sa philosophie, suivant le mot de Voltaire : « Descartes a fait le roman de la nature. Newton en a fait l’histoire. »

Descartes, par sa vie et par son caractère, appartient bien au règne de Louis XIII, à l’époque où la vie n’était pas encore assise et régulière comme elle l’est devenue depuis. On y aimait l’originalité et les aventures, le noble et le galant, les coups d’épée et les belles conversations; par-dessus tout on craignait le commun et le bourgeois. Pascal, qui a vu la dernière heure de cette époque vivante et pittoresque, en a traduit en quelque sorte toute la poétique dans ces mots palpitans : « la vie tumultueuse est agréable aux grands esprits; mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir, ils sont machines partout… La vie de tempête surprend, frappe et pénètre. » Descartes, il est vrai, n’a jamais eu aucun goût pour la vie de tempête; mais il aimait « une vie d’action, qui éclate en événemens nouveaux, » pourvu qu’il n’y fût pour rien. Il eût accordé à Pascal « que les pensées pures fatiguent et abattent : c’est une vie unie à laquelle l’homme ne peut s’accommoder, il lui faut