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de représenter celui qu’ils proclament leur maître comme un artiste plein d’imagination qui la plupart du temps se divertit, ou comme un auteur qui a beaucoup moins écrit qu’on ne croit, ou qui, avec le premier style du monde, n’a pas su ou voulu toujours s’exprimer nettement. Quand ce point de vue ne serait pas entièrement faux, la difficulté de saisir toute la pensée de Platon dans une invariable unité n’en tiendrait pas moins à des causes plus sérieuses et plus naturelles. Elle provient du caractère même de ses doctrines et de son esprit, de la méthode qu’il a suivie, du rôle qu’il a joué, du but qu’il s’est proposé, et peut-être aussi de quelque changement considérable qui s’est opéré en lui à quelque moment de sa vie.

M. Grote, qui voit dans Platon un chercheur plutôt qu’un dogmatique, a compté sur trente-trois dialogues dix-neuf dialogues de recherche et quatorze dialogues d’exposition. M. Stuart Mill, qui dans un article écrit de ce style net, ferme et décidé qu’on lui connaît[1], a résumé, adopté et soutenu tous les jugemens du savant historien, n’hésite pas à faire résider le plus grand mérite philosophique de Platon dans une puissance d’esprit éminemment inquisitive, et que le libre examen conduisait dans la voie du scepticisme. Sans adopter entièrement ces idées que l’un et l’autre ont plus ou moins exagérées, nous penchons à croire qu’il en faut tenir plus de compte que ne l’ont fait en général les platoniciens de ce côté-ci du détroit. Qui ne se ferait honneur d’être ou de se dire le disciple de Platon? Mais des disciples ont toujours bonne envie de faire leur maître invariable et infaillible, et malgré les progrès éclatans qui ont signalé en France l’histoire et la critique des philosophies, on ne s’y est peut-être pas toujours assez soigneusement préservé du désir fort naturel de retrouver dans les maîtres qu’on s’était choisis ce qu’on pensait soi-même et ce qu’on désirait y trouver. Ce point, très important en ce qui concerne Platon, sera plus près d’être éclairci quand les résultats du concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques sur la théorie des idées seront publiés. J’aime à commettre l’indiscrétion de dire que ce concours n’a rien produit que de très digne d’attention. Sur tous les mémoires envoyés et dont aucun n’est à négliger, trois sont tout à fait remarquables, et deux le sont à un degré éminent. Dans l’un, qui contient des parties du premier ordre, l’auteur, voulant établir sa propre philosophie, a cédé au désir de la rendre platonicienne en même temps qu’originale, et s’est efforcé de retrouver dans les dialogues tout ce que la méditation des dialogues lui a suggéré. L’autre, qui n’admire pas moins Platon, mais qui tient moins à le

  1. Revue d’Edimbourg d’avril 1866.