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détours de la politique même les plus hérissés d’épines. Questions de frontières et même de commerce, passages de montagnes, cours des fleuves, fortifications à élever ou à détruire, les différends les plus ardus qui pouvaient mettre les cabinets aux prises n’avaient rien qui rebutât ces gens du monde. Ils étaient prêts à les discuter à toute heure, en tout lieu, dans une promenade, dans un repas, dans une fête. De bons intendans ne doivent-ils pas savoir par cœur tous les titres litigieux qui intéressent ou menacent la terre de leur régie ? Mais c’étaient les caractères surtout qu’ils excellaient à étudier et à démêler. Princes, princesses, rois, reines, empereurs, généraux, premiers ministres, toute la race régnante et gouvernante d’un bout de l’Europe à l’autre leur était familière de visage et d’humeur. Ils avaient pénétré dans l’intimité de tous ces grands de la terre, et surpris sans en avoir l’air le secret de leur tempérament. Aussi leur mémoire était une galerie de portraits vivans, et leur conversation, toute parsemée des noms les plus augustes, mais empreinte d’une malignité discrète, ressemblait à celle qu’on tient souvent dans le vestibule sur les habitués du château. De telles comparaisons n’ont rien d’offensant. Dans un régime où les rois représentaient l’état tout entier, une domesticité fidèle et sans bassesse était une forme naturelle du patriotisme. Une bonne part de ces vies voyageuses s’écoulait aussi dans des recherches de sensualité et d’élégance, dans des fêtes somptueuses dont ils étaient tour à tour les convives ou les hôtes. Partout où ils posaient leur tente, ils donnaient le signal des plaisirs. Singulier passe-temps, dira-t-on, pour les dépositaires des destinées des peuples ! Mais ce jugement serait aussi superficiel que pédant, car, si leur politique était frivole, leur frivolité était bien plus souvent politique. Ces divertissemens n’étaient qu’une occasion de rencontrer sur le terrain pacifique d’un salon, au milieu des chants, des fleurs et des festins, le rival de la veille devenu l’ami douteux du jour, de l’observer au dépourvu dans l’entraînement du plaisir, et, par l’agrément des relations privées, d’adoucir le maniement trop rude et d’amortir le contact trop heurté des intérêts publics. Aussi quelle aisance à porter le poids des plus lourdes affaires ! quel art à en dénouer les nœuds ! Dans le laisser-aller d’un entretien futile ou piquant, quelle réserve exempte de gêne ! Quelle stratégie cachée sous la bonne humeur ! Quelle finesse à insinuer ! Quelle vivacité dans la repartie ! Confiés à ces mains légères, les rapports orageux des peuples gardaient jusqu’à la veille des conflits armés et reprenaient dès le lendemain des combats ce caractère d’aménité facile propre au commerce des gens de haut rang et de même éducation.

C’est dans ce monde si bien policé, formé, pétri de conventions et de traditions, faisant son ménage en famille, que la révolution