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peut y avoir surprise ; il a fallu traverser un pont, passer sous l’arche d’une grande porte bardée de fer. Du reste, là comme partout, la honte et la misère propres à cette institution s’accusent par cent détails derrière ces vastes édifices bordant le jardin, sont des bouges dans des ruelles infectes ; à deux pas des grandes salles et des robes magnifiquement brodées, dans des couloirs ignobles, des créatures flétries bien avant l’âge exhibent au fond de réduits mat éclairés des physionomies blêmes, décolorées, auxquelles manquent depuis longtemps l’air et le jour. La gaîté, le costume, tout est d’emprunt. On a fait quelquefois de ce séjour de la prostitution japonaise un lieu d’éducation, sinon une école de bonnes mœurs, et sur cette donnée plus d’un écrivain a construit une société bizarre où les jeunes filles, sans en excepter celles des hautes classes, vont chercher par un séjour au yoshivara l’éducation musicale et littéraire qui doit les conduire au mariage. Rien n’est moins exact. Les Japonais, même ceux de la bourgeoisie, choisissent, est-il besoin de le dire ? leurs fiancées dans un milieu moins immoral, et les pauvres filles livrées au commerce de la galanterie, qu’elles aient été vendues par des parens cupides ou qu’elles se vendent elles-mêmes par un amour inné de plaisirs ou de toilettes, appartiennent toutes aux dernières classes de la société. Au premier abord ou à ne voir les choses que de loin, il est facile de tomber dans l’erreur que nous venons de signaler ; les industries sont tellement mélangées qu’on peut les confondre ; le vice coudoie l’enfance de si près que l’esprit ne les sépare plus ; à côté des prostituées, dans les mêmes maisons, les joueuses de guitare animent les soupers de leur musique criarde, tandis que sur un théâtre très propre de petites filles élevées au milieu de cette corruption jouent naïvement la comédie et la pantomime. Pour l’observateur de passage, prostituées, musiciennes et comédiennes ne font qu’un. Les portes de cette enceinte une fois franchies, toute distinction morale cesse, et dans ce capharnaüm de marchands, de restaurateurs, de bateleurs et de musiciens tout revêt un aspect louche.

On sent dans les rues du yoshivara qu’on marche sur une terre libre où les hiérarchies sociales ont disparu. Bourgeois, marchands et coulies, attirés par un besoin de plaisirs, coudoient et heurtent les petits fonctionnaires de l’administration. Pas une dispute d’ailleurs, jamais une rixe malgré l’absence complète de police. Les gens ivres qui chantent à tue-tête et chancellent à chaque pas restent gais sans devenir brutaux. C’est un milieu étrange de métiers de toute sorte et de gens de toute classe, où domine le vêtement de coton du prolétaire. On voit qu’il est là chez lui, sur son terrain, qu’il peut se livrer le plus bruyamment du monde à ses plaisirs. Pendant l’été, des transparens de soie éclairent les jardins