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deux colosses font craquer leurs os, essaient leur base, frappent la terre du pied, boivent de l’eau à petites gorgées et jettent autour d’eux des poignées de sel, préservatif infaillible contre le mauvais sort ou les chutes dangereuses. Enfin le signal est donné. Les deux adversaires se relèvent en hurlant, s’étreignent, se poussent, se soulèvent, et l’un d’eux, le plus faible ou le moins adroit, est rejeté en dehors de l’arène : pour vingt luttes insignifiantes et qui ne prouvent guère en faveur du plus heureux des combattans, à peine une lutte sérieuse où le vaincu soulevé, lancé à terre, va tomber et rouler comme une masse au milieu des spectateurs. Alors les acclamations et les transport de joie éclatent dans la galerie ; les vêtemens pleuvent sur le vainqueur, c’est à qui se dépouillera ; en un clin d’œil, il a renouvelé pour vingt ans sa garde-robe. Je n’ai pas voulu rester sous l’impression de ce mystère, qui semblait faire un marchand d’habits de chaque lutteur en retraite, et j’ai appris que ces vêtemens n’étaient, sous une forme plus volumineuse, que les équivalens de la monnaie du pays. Chaque coupe et chaque étoffe ont leur tarif, et les amateurs qui dans un moment d’enthousiasme jettent leurs manteaux vont le réclamer à leur favori quelques instans après moyennant une redevance honnête.

La polygamie n’existe point au Japon. Riche, l’homme a des maîtresses avérées, vivant au grand jour dans ses châteaux ; ouvrier ou marchand, il peut difficilement se passer ce luxe, mais la liberté que lui laisse la loi est sanctionnée par la morale ; l’opinion publique n’a rien à voir à ses caprices, et ne garde de sévérité que pour la femme. Le mariage cependant ne se présente pas sous un aspect bien effrayant : c’est une simple formalité, une promesse écrite que l’on échange ; l’homme s’entend avec les parens, et, sans que la religion ni la loi se soient mêlées de l’arrangement, emmène sa femme, qui devient la maîtresse de maison, la matrone. Elle dirige tout, commande aux domestiques, s’initie aux affaires du mari ; elle a la responsabilité de l’intérieur : ce n’est plus une vie de plaisirs qui l’attend, c’est une vie sérieuse. Son premier acte est le sacrifice de sa beauté. Elle s’enlaidit et se vieillit, se rase les sourcils et se vernit les dents en noir. Au premier coup d’œil, elle paraît affreuse. Cette horrible physionomie la pose. Elle indique ainsi aux gens de la rue sa nouvelle condition sociale, qui commande le respect ; elle montre à son mari qu’elle renonce à la coquetterie et au désir de plaire. Il ne paraît pas qu’il y ait de sa part le moindre regret dans l’accomplissement de cette métamorphose, ni chez l’homme aucune velléité de rompre avec le préjugé qui prive la femme de sa beauté ; on ne trouverait pas à cet égard une seule exception dans tout le pays. Le sentiment qui dicte un pareil usage n’est d’ailleurs pas douteux ; en dehors du mariage,