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Avant de terminer cet exposé de la manière de vivre des Japonais, il reste à parler d’une classe spéciale dont le rôle considérable demande des explications détaillées. Ici les points de comparaison me manquent avec nos sociétés européennes, et je suis obligé de désigner cette classe par le nom japonais celui de lonines[1]. Il y a de longues années que ce mot de lonine tombe des lèvres du gouvernement japonais tantôt comme une menace, tantôt comme un avertissement, et nous avons eu besoin de tout ce temps pour comprendre ce que pouvait être dans l’état la société des lonines. Hier on disait la bande, aujourd’hui l’on parle de l’armée des lonines. Pouvoir sans résidence et sans argent, il fait trembler les princes les plus puissans, et met en péril l’existence des villes les plus riches. Le lonine sort de la classe à sabres ; il a été officier ou soldat, c’est un homme habitué au maniement des armes. Pour un motif ou pour un autre, la vie militaire lui pèse, peut-être n’en est-il plus digne ; il se déclasse, il quitte le service et abandonne les drapeaux de son maître ; il court la campagne, vit de ses propres ressources, tantôt bandit pour son compte, volant sur les routes, tantôt soldat ou assassin à la solde de quelque noble dont il ne porte, pas les armes et qui le reniera à l’occasion. Lonines, tous les officiers ou soldats qui ont commis quelque délit chez leur prince, qui ont manqué à la probité, trahi l’honneur ; lonines, tous les désœuvrés sur lesquels pèse trop lourdement la vie monotone de palais ; lonines, tous les chercheurs d’aventures, tous les querelleurs de haut et bas étage ; lonines, tous ceux qui ont une vengeance personnelle à exercer ; lonines enfin, des gens de cœur qui veulent punir un ennemi de leur maître sans engager la responsabilité de ce dernier. L’histoire ne parle que de lonines. Deux princes qui vivent extérieurement dans les meilleurs termes d’amitié se font la guerre au moyen de leurs lonines. Comme puissance, la force des lonines ne peut se définir. Qu’un événement politique surgisse, et telle bande de coquins vivant de rapines dans une province devient une armée avec ses chefs et sa discipline aux ordres de la politique d’un prince. Ce mot de lonines, dans la bouche des Japonais, respire la terreur ; on le prononce à voix basse lors d’un meurtre ou d’un vol, comme si l’ombre du coupable était là, invisible. Il y a du mystère dans cette crainte, et souvent il s’y mêle un certain respect. Que de bonnes causes perdues relevées par des lonines, que de beaux exemples de courage et de fidélité donnés par ces sombres déclassés ! Le tombeau des quarante-sept lonines est à Yeddo l’objet du plus profond respect de la part de la population. Obligés par devoir de venger la mort de leur prince assassiné, ces

  1. Lonine, de nine (homme), et lo (négation), qui a perdu sa qualité d’homme.