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palanquin est mis en morceaux, la tête du régent coupée et emportée par des assassins qui vont la promener comme un trophée d’un bout à l’autre de l’empire. L’histoire au Japon n’a qu’une version ; vraie ou fausse, lorsqu’elle descend dans le domaine public, elle est une. Il n’y a pas dans les états du taïcoun un seul Japonais, même de naissance infime, qui ne connaisse les détails précédens et ne les accepte comme vérité historique. Nous sommes encore sous l’impression dramatique de ce récit, et déjà nous touchons à l’extrémité du quartier officiel. A gauche, ce grand emplacement jonché de tuiles et de briques, véritable plaine de ruines, était, il y a quelques mois à peine, un palais appartenant au prince de Nagato ; mais la fortune des armes lui avait été contraire dans ses démêlés avec les Européens, et le taïcoun, pour dégager sa connivence morale des attaques dont nous avions été victimes, se hâtant de renier un complice d’autant plus coupable qu’il était vaincu, nous avait jeté comme un gage de fidélité la destruction des palais du prince.

Une demi-heure de trot nous ramène de la ville officielle au quartier des légations. Nous passons devant les escaliers de cent marches qui mènent au Tangoyama, sur le sommet duquel nous apercevons de nombreuses tables entourées de consommateurs qui viennent y prendre le thé et jouir du coup d’œil que présente la baie d’Yeddo. Un peu plus loin, nous contournons une autre montagne couverte de verdure et dominée par un clocheton de pagode qui se montre de temps à autre à travers quelque échappée du feuillage. C’est le tombeau des taïcouns. A en juger par l’étendue du terrain, le Japon peut vieillir encore bien des siècles sans que les souverains d’Yeddo ni leurs familles aient à s’occuper d’un emplacement pour leur demeure mortuaire. Au pied du tombeau des taïcouns coule un petit bras de rivière, un ruisseau sans importance, dernier obstacle à franchir avant de rentrer dans notre populeux faubourg ; sur le bord de ce ruisseau, dans la nuit du 19 janvier, fut assassiné M. Eusken, secrétaire de la légation américaine.

Yeddo manque de ces monumens que l’on rencontre partout, produits de tous les âges, emblèmes de quelque vertu ou souvenirs de quelque haut fait, statues, idoles, arcs de triomphe. La Chine, en dépit des guerres civiles et des dévastations de toute espèce, possède de belles reliques de son passé ; l’Inde, fourmille de ces richesses, le Japon seul n’a rien, mais seul il n’a pas vieilli. Tandis qu’ailleurs ces monumens, ces merveilles d’architecture ne servent qu’à rendre plus saillant le contraste avec l’état actuel, ici rien n’indique qu’il y ait eu un passé, que le temps en marchant ait changé des idées ou semé des ruines. Il semble au Japon que tout soit d’hier, ou que le pays, vivant à l’écart du reste du monde, soit