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auteur cesse un moment d’être clair, logique, conséquent. On ne s’arrête pas dans cette voie. Bientôt on veut retrouver dans le livre qu’on étudie les idées que l’on aime, la méthode que l’on affectionne. On lui prête l’esprit d’un autre temps, et l’on perd de vue les différences essentielles qui, malgré la perpétuelle identité de l’intelligence humaine, résultent, pour sa manière de procéder et ses raisons de croire, de la nature des traditions, de celle du langage et de diverses influences qui modifient les plus grands esprits, toujours placés à une certaine époque dans un certain milieu.


IV.

Nous sommes tous nés au sein du monothéisme. Dès nos premiers ans, l’unité de Dieu nous a été inculquée sans restriction, sans hésitation. Avant même que nous pussions, je ne dis pas discuter cette idée, mais seulement en apercevoir la justesse et la grandeur, elle a pénétré dans notre âme, elle s’y est implantée comme si elle y avait spontanément germé. Tout ce que nos yeux ont vu, tout ce que nos oreilles ont entendu, enseignement, culte, lectures, monumens, tableaux, nous ont entretenus de la croyance en l’être unique, auteur du monde et de nous-mêmes. Pour lui, nous avons fait volontiers exception aux notions de l’existence phénoménale que nous révèlent la perception et l’expérience, et nous nous sommes prêtés sans grande résistance à le concevoir comme le seul être qui déroge aux conditions sensibles de l’être. Avant même la définition du catéchisme. Dieu est ce que vous savez, l’inconnu certain. Cette croyance a été un temps pour nous, et peut-être reste-t-elle toujours pour beaucoup d’entre nous un préjugé, s’il faut entendre par ce mot une tradition irréfléchie; mais à la différence de beaucoup de préjugés la réflexion confirme celui-là. L’arbre grandit par son sommet et ses racines, grâce à l’action du temps et de la lumière.

A un esprit ainsi préparé, ainsi instruit, qu’on vienne parler d’une multitude d’idées primordiales comme d’une pluralité d’essences distinctes qui subsistent en elles-mêmes et séparément, et qui par une puissance occulte s’imposent aux réalités et à nos pensées, il répugnera d’instinct à cette supposition extravagante, il traitera de fable incompréhensible ce nouvel Olympe de dieux ou de déesses de pure invention qui ne sont ni des personnes ni des corps, abstractions réalisées qui n’ont d’autre trait caractéristique que l’universalité et l’indétermination. En serait-il de même si nous avions dès l’enfance respiré le polythéisme? Les anciens étaient dans ce cas. Tout enfans, le fils d’Ariston comme le fils de Sophronisque

Marchaient et respiraient dans un peuple de dieux.