Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/866

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point où l’on en était, qu’importait un peu plus ou un peu moins d’hostilité entre les deux races ?

A Yeddo, les événemens trahissaient une situation intérieure très tendue. La nouvelle venait de se répandre que le régent, le prince d’Ikammon, avait été assassiné ; des officiers du prince de Mito l’avaient attendu à la sortie de son palais et l’avaient mis à mort au milieu de ses gardes, malgré une lutte tardive, mais acharnée, dans laquelle plusieurs des agresseurs avaient perdu la vie. C’était la revanche du vieux prince exilé en 1858 par le régent ; rentré dans ses états, il avait abdiqué en faveur de son fils et s’était retiré de la scène politique ; des serviteurs zélés s’étaient chargés de venger cette grande douleur. L’autorité du taïcoun perdait sensiblement de son prestige ; quelques impatiens disaient déjà que l’on n’avait pas traité avec le pouvoir réel ; d’autres, cherchant toujours dans notre histoire des analogies de situation, faisaient du taïcoun un maire du palais. Des éclairs de vérité apparaissaient de temps à autre ; les vieux textes hollandais en main, on commençait à refaire une histoire plus réelle du taïcounat et à comprendre les droits de la féodalité.

Dans la nuit du 19 janvier 1861, tombait en pleine rue de Yeddo, sous le sabre des assassins, M. Heusken, interprète du ministre des États-Unis. Dans la personne d’Heusken, on frappait un homme mêlé à toutes les questions politiques du jour, un agent dont le caractère, mélange de raillerie et de hauteur, avait donné aux autorités japonaises dès motifs cachés de ressentiment. Chacun avait présentes à l’esprit ses querelles avec l’ex-gouverneur de Yokohama, qui, devenu plus tard ministre à Yeddo, n’avait pas oublié qu’un jour la fermeté des étrangers avait forcé sa fierté japonaise à s’humilier devant le cadavre d’un homme du peuple. Une correspondance irritante avait été échangée entre Heusken et lui. Enfin l’on savait que le fonctionnaire japonais s’était suicidé, et l’opinion publique voulait absolument voir dans le meurtre de l’interprète américain l’accomplissement religieux d’un devoir sacré de vengeance par des officiers témoins de l’acte solennel de leur maître, qui, en s’enlevant volontairement l’existence pour ne pas survivre à un déshonneur, invitait ses serviteurs à ne pas laisser sa mort impunie. Le meurtre d’Heusken amena la retraite momentanée des représentans européens. A défaut du châtiment des coupables, il leur fallait une réparation morale, des garanties de sécurité, une escorte responsable des attentats qui pouvaient se commettre sur le personnel de leurs légations. L’escorte obtenue, les réparations morales accordées, il fut facile de s’apercevoir que, si la sécurité individuelle y gagnait peu, la dignité du moindre