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lui que les actes en quelque sorte historiques auxquels il lui est arrivé d’attacher son nom. Pour se faire une juste idée de ce qu’il vaut, il importerait de connaître également la tradition dont il procède, les idées qui ont inspiré sa conduite et qui l’expliquent. Rien n’atteste mieux la grande intelligence de Reschid-Pacha, le devancier immédiat d’Aali et de Fuad, que d’avoir su discerner et mettre en lumière ces deux capacités, d’avoir voulu fonder une tradition politique, la chose qui manquait le plus à la Turquie, et la léguer à des hommes dignes de la continuer. J’aurai donc à esquisser rapidement ce qu’il est nécessaire de savoir pour comprendre dans quelle situation Aali et Fuad ont trouvé les affaires, avec quelles circonstances ils ont eu d’abord à compter. Quant à leurs opinions, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus personnel dans l’homme politique, il n’est pas très facile de les connaître. En Europe, tout homme d’état parle, écrit, se communique de mille manières ; la curiosité qui le poursuit a bien des moyens de se satisfaire, et, lorsqu’il a longtemps occupé le public, il est rare que des correspondances ou des mémoires ne viennent pas nous découvrir le fond des idées qui l’ont guidé aux différentes époques de sa vie. Les hommes d’état en Turquie ne font point de discours ; s’ils écrivent, ce sont des poésies ou des grammaires, non des ouvrages de politique ; leur correspondance, s’ils en ont une, reste à jamais inconnue, leurs dépêches mêmes ne contiennent que le strict nécessaire. Les sources habituelles d’information nous font donc défaut cette fois, et je n’aurais rien à dire sur ce point intéressant, si des renseignemens d’une authenticité non douteuse et qu’un hasard propice m’autorise à soumettre au lecteur sans encourir le reproche d’indiscrétion ne me permettaient d’éclairer de quelque lumière ce côté mystérieux, et de rendre ainsi plus complètement la physionomie des deux hommes auxquels ce travail est consacré.


I

Depuis quarante-deux ans, la Turquie donne au monde le spectacle de la plus curieuse expérience tentée sur une nation, celle d’un peuple qu’on prétend adapter malgré lui aux conditions de l’existence européenne. La révolution entreprise par Sultan-Mahmoud, révolution encore inachevée et dont l’issue est bien incertaine, ne ressemble pas seulement à celle que Pierre le Grand, son modèle, avait accomplie ; elle rappelle encore la révolution qui, au XVe siècle, affranchit et fortifia l’autorité royale en France, en Espagne, en Angleterre. Mahmoud avait conçu l’idée, qui ne s’éclaircit jamais complètement dans son esprit, d’une régénération de son