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et dans certaines hypothèses prévues,, 44 ou même 38 millions. Les financiers qui se chargeaient de l’affaire recevaient pour prix de leurs services la monstrueuse commission de 15 millions, bientôt distribués, il est vrai, en bakchis à ceux de qui l’opération dépendait[1]. A l’heure où j’écris, un des banquiers les plus intéressés dans l’affaire refuse de souscrire à cette distribution, et celui qui l’a faite est forcé de produire un état détaillé dans lequel on voit figurer, à ce qu’il paraît, pour 3 millions un des fonctionnaires les plus haut placés de la Turquie. Quel a été le résultat de ces négociations véreuses ? La rente turque 5 pour 100 était, il y a quelques jours, à 28 francs, elle est aujourd’hui à 33, ce qui veut dire que la Turquie emprunte à 15, 18 et 20 pour 100. A ce dernier taux, la dette non amortissable doublerait tous les cinq ans, et cela en proportion géométrique, puisque les intérêts n’en peuvent être payés qu’à l’aide de nouveaux emprunts. Le gouffre s’élargit à vue d’œil et menace de tout engloutir.

Voilà donc à quelle extrémité la Turquie, entre les mains de ses deux hommes les plus éminens, est aujourd’hui parvenue. En mesurant sa carrière, en comptant les succès qui l’ont marquée, en contemplant l’édifice de sa fortune, Fuad peut se féliciter sans doute ; mais, pour peu qu’il prête l’oreille à l’opinion alarmée de l’Europe, et comment l’ignorerait-il ? pour peu qu’il pénètre le sens des sommations réitérées des puissances, et ce sens ne peut lui échapper, sa pensée doit s’inquiéter parfois. De quel œil, dans un état de choses si grave, Aali et Fuad peuvent-ils regarder l’avenir ? On nous permettra, pour répondre en partie à cette question, de produire ici des renseignemens dont nous certifions l’authenticité. Cette communication ne saurait avoir rien d’indiscret, parce qu’en prononçant des paroles qui ne peuvent que faire honneur à leur confiance patriotique dans les destinées de la Turquie Aali et Fuad n’ont point ignoré qu’elles tomberaient quelque jour dans la publicité.


III

Un Français qui voyageait l’été dernier en Orient pour son plaisir et son instruction, commençant à se sentir, après un séjour de plusieurs semaines à Constantinople, rassasié de la Corne d’or, du bazar, des mosquées, de Stamboul et même de Péra, se mit en devoir

  1. On peut lire à ce sujet une brochure instructive intitulée : La vérité sur la conversion des fonds turcs et sur l’institution du grand-livre de la dette générale ottomane, Paris, 1er mai 1865.