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d’être questionneur, et, sûr de n’avoir que des intentions bienveillantes, il poussa vivement sa pointe. Dans cette première audience, il n’apprit rien, Aali éludait et observait. Toutefois, comme on n’avait manifesté nulle impatience, ce qui ne signifie rien en Turquie, où l’on manifeste peu, il demanda la permission de revenir, qui lui fut gracieusement accordée, et, dans les trois ou quatre visites qu’il fit à Bébek, se livrant beaucoup, il parvint à entamer la circonspection de son hôte. Aali, vit qu’il n’avait affaire ni à un espion, ni à un diplomate, ni à un homme à projets, et finit par aborder les sujets les plus délicats, avec réserve, c’est son caractère, mais sans ambiguïté et avec précision. La dernière fois que notre voyageur alla voir Aali, c’était l’avant-veille du départ de celui-ci pour la Crète ; le vizir s’assit à la même place et dans la même attitude, mais ce jour-là, contre sa coutume, ce fut lui qui rompit le silence. « Vous savez que je pars, dit-il, et je vous remercie d’être venu me voir encore une fois, car vous aurez sans doute quitté Constantinople avant mon retour. » Il ne se dissimulait pas la gravité de la situation ni les difficultés de sa tâché ; il parla de la guerre sourde que leur faisait la Russie, et se plaignit, non sans amertume, de la partialité de la France, trop empressée à entrer dans les pensées des Grecs. Le comité grec venait précisément de déclarer la Crète en état de blocus, sans avoir un bateau pour en surveiller les côtes, « c’est-à-dire, ajoutait Aali, qu’ils nous défendent de débarquer chez nous. » Il considérait cependant l’insurrection comme terminée, et il n’y avait plus, selon lui, qu’à la clore par une série de mesures qui en empêchassent le retour.

— Ne voyez-vous pas, lui dit son visiteur, que, quelque mesure que vous preniez, vous ne contenterez jamais ces mécontens ? Ils se préoccupent non de ce qu’il serait juste de vouloir, mais de ce qu’ils veulent : ils veulent leur annexion au royaume de Grèce ; hors de là, vous ne ferez rien qui les désarme.

— Cela, reprit-il, et c’était la première fois qu’il s’exprimait avec vivacité, nous ne le ferons jamais. Ce serait pour l’empire ottoman le commencement de la dislocation générale. D’ailleurs, lors même que nous voudrions céder la Crète, nous ne le pourrions pas.

— Pourquoi ? Vous avez bien cédé la Grèce aux Grecs, la Roumanie aux Roumains, la Servie aux Serbes.

— Oui, mais en Servie il n’y a que des Serbes, en Grèce que des Grecs, en Roumanie que des Roumains. Vous oubliez et l’Europe oublie volontiers que la Crète est un pays mixte. La moitié de la population crétoise est chrétienne grecque : on raisonne toujours au nom de cette moitié-là. Il faudrait tenir compte aussi de la