Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sanglantes blessures à l’amour-propre de M. le duc d’Aiguillon et de M. le comte de Saint-Florentin.

Le gouvernement, qui avait supporté de la part des compagnies judiciaires les plus téméraires entreprises, perdit tout à coup la tête lorsqu’il se vit attaqué par des caricatures et par des chansons. Rennes et toute la Bretagne étaient inondées d’estampes dédiées aux douze magistrats non démis avec les deux lettres J. F., qui ne signifiaient pas du tout judex fidelis, comme le maintenaient les colporteurs. La poste portait à Paris des lettres anonymes dont la grossière et menaçante rédaction constatait une émotion populaire d’un caractère fort dangereux. Tandis que les. cabarets retentissaient de dis cours analogues à ceux qui avaient tourné la tête de Damiens, les salons chansonnaient l’oncle et le neveu. L’abbé de Boisbilly, le plus bel esprit de l’église, avait mis en couplets une lettre de M. de Saint-Florentin au premier président d’Amilly, dont les premiers mots étaient : le roi commence à s’occuper des affaires de la Bretagne.

Cette chanson en avait provoqué beaucoup d’autres, et les nombreux suppôts de justice sans travail depuis la cessation des séances du parlement en répétaient les refrains en rossant de main de maître les gens des ifs et les fournisseurs de la maison du commandant. En vain l’intendant de Flesselles s’efforçait-il d’intimider le populaire ; en vain réclamait-il des deux procureurs-généraux la consécration légale des nombreux emprisonnemens qu’il ordonnait tous les jours. MM. de La Chalotais et de Caradeuc, qui avaient conservé leurs fonctions, faisaient remettre en liberté ces pauvres diables, fort excusables à leurs yeux de chanter pour s’étourdir. Le désordre n’était pas moins profond dans l’administration que dans les esprits ; mais, quoique les intérêts commençassent à beaucoup souffrir, l’ardeur de l’opinion ne fléchissait point. Depuis les démissions et le refus persistant de les retirer, le parlement de Rennes était présenté par tous les parlemens du royaume comme un modèle de patriotisme antique, et dans cette constellation de nébuleuses la figure de La Chalotais, alors dans tout l’éclat de sa renommée, se détachait au point d’effacer les autres. Ni M. de Saint-Florentin, qui partageait les haines personnelles de son parent, ni M. de Maupeou, de vieille date ennemi du procureur-général, ni M. de Laverdy, portant alors à la magistrature la rancune d’un amant éconduit, ne purent contempler de sang-froid un pareil triomphe. Ancien magistrat arrivé au ministère afin de réconcilier la royauté avec les cours souveraines, ce dernier aurait été l’instrument principal des poursuites criminelles si étrangement entamées contre six magistrats bretons, si l’on s’en rapporte au duc d’Aiguillon, lequel, en vertu du principe que tout mauvais cas est