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semble, à vous entendre, qu’il ait commis un crime de lèse-héroïsme. Sophocle a fait crier Philoctète, comme Homère a fait pleurer Achille. Libre aux poètes de nous faire entendre des pleurs et des cris ; mais ce qui est permis au poète ne l’est pas toujours au sculpteur. Chaque art a ses règles. Un cri sculpté serait plus qu’un crime, ce serait une faute.

Cette explication, qui nous paraît fort naturelle, était en l’an de grâce 1766 une nouveauté, un paradoxe. Winckelmann s’inspirait des idées régnantes, lorsqu’il travestissait les sculpteurs grecs en prédicateurs de morale. Un mal funeste, le moralisme, exerçait partout ses ravages. C’était un article de foi qu’Homère avait voulu peindre dans Agamemnon le véritable parangon du général et de l’homme d’état, et les Suisses de l’école de Zurich déclaraient à la louange de l’Odyssée qu’elle est une œuvre morale et politique. Klopstock, à l’exemple de son maître Bodmer, estimait que la poésie a charge d’âmes, qu’elle a pour mission de former des patriotes et des chrétiens. L’auteur de la Théorie des beaux-arts, le Winterthurois Sulzer, lequel arbora en plein Berlin le drapeau des Suisses, recommande aux artistes comme aux poètes de propager par leurs œuvres les vertus morales et civiques. — « Il est fort heureux, disait Schiller, que le vrai génie tienne peu de compte des instructions que des critiques bien intentionnés, mais incompétens, veulent lui donner. Autrement Sulzer et son école auraient jeté la poésie allemande dans une impasse. »

Pour revenir au Laocoon, il y a dans tous les arts, selon Lessing, des lois générales qui leur sont communes, et chaque art a ses règles particulières, qui dérivent de la nature des procédés et des signes qu’il emploie. Ce qui est commun à tous les arts, c’est l’art lui-même, dont ils sont les espèces et les formes particulières. « Tout dans la nature, dit-il en un remarquable passage de la Dramaturgie, se lie à tout, alterne avec tout ; les choses s’y entremêlent, s’y confondent, s’y transforment les unes dans les autres. En vertu de cette infinie diversité d’aspects, la nature ne saurait être un spectacle que pour un esprit infini ; si les esprits finis doivent avoir part à cette contemplation, il est nécessaire qu’ils possèdent la faculté de donner à la nature des limites qu’elle n’a pas la faculté d’abstraire, de gouverner à leur gré leur attention. Cette faculté, nous l’exerçons à tous les instans de notre vie ; sans elle, il n’y aurait point pour nous de vie possible ; l’excessive diversité de nos sensations nous empêcherait de rien sentir, nous serions continuellement la proie de notre impression, du moment ; nous rêverions sans savoir ce que nous rêvons. » Partant, quel est le rôle, la destination de l’art ? Il opère pour nous, dans la sphère du beau,