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dans la condition de ces peuples qui ont éprouvé de cruels mécomptes, qui, après avoir laissé passer l’heure de l’action, se résignent à ce qu’ils n’ont pu ou su empêcher, et qui restent néanmoins encore mal à l’aise avec eux-mêmes, mécontens de leur rôle, partagés entre un instinct traditionnel qui les entraîne et la sagesse qui les retient. De là deux courans qui se croisent sans cesse et qui finissent par se résoudre dans une incertitude oppressive pour l’esprit public comme pour tous les intérêts. C’est à l’état moral bien autrement dangereux que toutes les questions du Slesvig. Assurément la France n’est emportée aujourd’hui par aucune ambition belliqueuse, par aucune de ces ambitions de prépotence abusive qu’on a coutume de lui reprocher. Elle est disposée à la paix, si on veut la lui donner. Au lendemain de ces journées pesantes de 1866 que M. Rouher rappelait dans un élan de sincérité et d’éloquence, il y a eu un moment où il aurait suffi d’un mot pour mettre la France sur pied et la précipiter sur le Rhin en présence de ces batailles qui changeaient à l’improviste la face de l’Europe. Depuis cette époque, on lui a si souvent répété que dans ces événemens d’Allemagne il n’y avait rien de périlleux pour elle, que c’était au contraire l’abolition définitive des traités de 1815, qu’il n’y avait qu’une puissance de premier rang de plus, que les grandes agglomérations étaient dans l’ordre de la civilisation ; on lui a si bien tenu ce langage qu’elle a fini, sinon par être absolument convaincue, du moins par s’accoutumer à ces perspectives nouvelles, par ressentir un besoin moins pressant de réagir d’un mouvement énergique contre cette révolution d’équilibre. Elle a fait les plus consciencieux efforts pour se rassurer ou s’endormir sur ses périls.

Est-ce là ce qu’on demandait à la raison de la France ? est-ce là ce qu’on lui propose toujours ? Soit, c’est une politique, — et c’est même une politique qui ne serait peut-être pas sans grandeur, — de poursuivre l’alliance de la France et de l’Allemagne dans les conditions nouvelles de notre temps, en noyant des animosités surannées dans un vaste courant de libéralisme destiné en quelque sorte à neutraliser ces contrées disputées du Rhin. Mais voici où a commencé la contradiction. En traçant dans des dépêches la théorie des grandes unités nationales, on n’était pas soi-même bien convaincu ; on l’était si peu que, par un retour tardif, sur le champ de bataille même de Sadowa, on hasardait des revendications de territoire dans un intérêt d’équilibre, et quelques mois plus tard on allait jusqu’au seuil de la guerre pour cette maigre compensation du Luxembourg qui s’en est allée en fumée. Au moment où on déclarait que tout était bien, qu’il n’y avait pas lieu de redouter une Allemagne unifiée sous la prépondérance prussienne, on croyait utile de refondre l’organisation militaire de la France, et cette grande épée française, on allait la mettre au bout de huit cent mille bras. Huit cent mille hommes et même douze cent mille, tout bien compté, sont, nous n’en