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de se réunir. En tout le reste et sauf le principe, on peut dire que l’existence des journaux et l’exercice du droit de réunion ont été entourés des restrictions les plus minutieuses, et se trouvent placés sous le coup des pénalités les plus dures. On a même imaginé des combinaisons dont personne ne s’était avisé jusqu’ici, par exemple l’interdiction pour les journaux de toucher à la vie privée d’aucune façon, si bien qu’en définitive la presse peut commettre toute sorte de délits sans le vouloir et sans y songer. Il est évident que, faute de pouvoir arrêter la loi sur la presse au passage, comme on a essayé un instant de le faire, on a voulu la rendre sévère, soupçonneuse, menaçante. L’arbitraire qu’on bannissait à regret d’un côté, on l’a laissé rentrer d’un autre côté par des prescriptions, des incertitudes et des euphémismes qui laissent une dangereuse latitude à toutes les interprétations juridiques. L’esprit de réaction, battu sur le principe, a pris sa revanche dans les détails, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une mesure primitivement libérale s’est trouvée réalisée dans le sens le plus opposé, au moins en apparence, à la pensée qui l’avait inspirée, et c’est là surtout ce que nous voulons remarquer comme le triomphe de cette ambiguïté qui nous énerve, comme un signe des contradictions dont notre politique est semée.

Est-ce là tout cependant, et ce luxe de précautions contre les journaux ou contre le droit de réunion ne suffit-il pas encore ? C’est précisément ce dont il s’agit aujourd’hui dans la dernière épreuve que les lois récemment sorties du corps législatif ont à subir. Il paraît qu’en s’élevant dans les sphères officielles l’esprit de réaction se concentre et se fortifie ; c’est le sénat qui se chargerait d’arrêter l’invasion révolutionnaire ! Nos pères conscrits, les margraves du second empire, seraient émus du louable zèle de sauver la société, de la maintenir dans la ligne des bons principes, de la préserver surtout de la licence de la presse ou des réunions. Ils sont plus impérialistes que l’empereur, et, d’après l’opinion connue du rapporteur nommé par la commission du sénat, il ne serait question de rien moins que de renvoyer une des lois à une délibération nouvelle. Ce serait, si nous ne nous trompons, le premier usage que le sénat ferait d’une des prérogatives qui lui ont été récemment accordées. Jusqu’où peuvent aller ces velléités d’opposition ultra-conservatrice ? Il ne serait pas facile de le dire, parce que d’un rapport proposé dans une commission à la délibération publique il y a loin, et il y a au moins aussi loin de la discussion au vote. Chemin faisant, tout ce feu peut singulièrement diminuer. Nous soupçonnons que ce n’est là qu’une abnégation délicate, une manière ingénieuse de prouver son dévouement en fournissant au gouvernement l’occasion de se montrer plus libéral que le sénat. Ce serait assurément pour la loi sur la presse comme pour la loi sur les réunions une fortune aussi inattendue que peu méritée de se voir renvoyées au corps législatif comme des mesures dangereuses et révolutionnaires.