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les poussait un peu loin, on doit dire que l’isolement auquel il se condamna fut un bonheur pour la science. Il refusa les offres de quelques seigneurs russes qui voulurent lui confier l’éducation de leurs fils, et s’absorba entièrement dans ses études favorites. Réduit littéralement à ses souvenirs d’école, il dut commencer par se créer des instrumens de travail, refaire un à un à son usage les élémens des mathématiques, arithmétique, algèbre, géométrie, et reconstruire en quelque sorte par la base l’édifice de ses connaissances. Ces études remplirent plusieurs cahiers dont il disposa dans la suite en faveur de quelques compagnons d’infortune désireux de compléter leur éducation, compromise par la marche des événemens. Un phénomène psychologique assez curieux, c’est que le jeune prisonnier de Saratof parvint à se rappeler peu à peu tout ce qui touchait aux mathématiques pures, mais que les lois de la mécanique, les lois du mouvement, n’avaient laissé aucune trace dans son esprit ; c’est en vain qu’il s’efforça d’en retrouver les équations.

Après avoir ainsi préparé le terrain, il se lança avec ardeur dans la voie des découvertes. Il se fraya des routes nouvelles dans le domaine de la géométrie pure, dont il parvint à généraliser le langage et les conceptions par des théories originales et fécondes. Les spéculations auxquelles il se livra dès lors, et dont il publia plus tard les résultats dans son célèbre Traité des propriétés projectives des figures, ont puissamment contribué à fonder cette géométrie moderne si abstraite, si dégagée de toute considération de formes individuelles qui représentent des objets sensibles. La marche de la géométrie ancienne est plus timide ou plus sévère, elle ne perd jamais de vue une figure réellement décrite et ne raisonne que sur des grandeurs déterminées ; la géométrie nouvelle procède avec une sorte de hardiesse divinatrice, elle va au but rapidement et sans hésitation, parce qu’elle considère les propriétés des figures indépendamment de toute grandeur absolue et déterminée, de toute disposition accidentelle ou spéciale. Sous cette indétermination, ces propriétés générales embrassent ou enveloppent cependant toutes les propriétés particulières des figures en quelque sorte matérielles et existantes. Ce sont des propriétés de cette nature que M. Poncelet appelle projectives, parce qu’elles ne cessent pas de subsister, si on considère une figure dans ses différentes projections ou perspectives, qui en changent l’aspect sans en altérer pour ainsi dire l’essence ; c’est ainsi que les silhouettes les plus capricieuses d’un buste dont l’ombre se projette sur un mur conservent toujours une certaine ressemblance avec le profil original. Nous devons forcément nous borner à ces quelques indications générales, dans l’impossibilité où nous sommes de donner ici une idée même approximative de recherches aussi épineuses.

La notification de la paix générale, en juin 1814, permit inopinément aux prisonniers français de quitter leur triste séjour. « Ce fut avec une joie bien vive, dit M. Poncelet, que je pensai au bonheur de revoir ma