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mentation, sur les habitudes, sur l’activité, sur la procréation, l’homme a produit pourtant toute une faune domestique qui sert à ses principaux besoins. L’art de la sélection, mis en pratique depuis un siècle seulement, a permis de pousser presque jusqu’au raffinement la faculté que nous possédons de modeler les formes organiques. Le cheval de course anglais, par exemple, est un être tout artificiel, si étrange, que la peinture, la sculpture, ne sauraient convenablement s’en approprier les contours élancés et trop tendus. Qui n’a vu dans les fermes-modèles des porcs, des moutons, qui sont comme des caricatures des porcs, des moutons ordinaires ? Les éleveurs réussissent à porter toute l’activité vitale tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, ou vers les fonctions de relation, ou vers les fonctions végétatives ; ils font à leur gré du nerf, du muscle, de la graisse. L’éducation vient en aide à la sélection. On sait ce que l’entraînement produit sur les chevaux. L’existence factice imposée aux animaux ne change pas seulement leurs formes, elle agit sur leur précocité, sur leur fécondité. L’espèce, une fois ébranlée, s’ébranle de plus en plus aisément, comme un édifice fissuré. Détournée de ses voies primitives, la nature, semble-t-il, se laisse conduire de plus en plus loin avec une docilité toujours plus grande.

Les preuves de la variabilité des êtres vivans abondent ; mais cette variabilité va-t-elle, peut-elle aller jusqu’à la mutabilité des espèces ? C’est ici que les naturalistes cessent de s’accorder. Les déviations du monde organique sont-elles comparables aux oscillations d’un aimant qui retourne toujours à sa direction, ou les variations sont-elles cumulatives, continues, sans rebroussemens ? Grave question, qui reste toujours en suspens. M. Faivre s’attache à la théorie, généralement préférée en France, de l’immutabilité de l’espèce. Dans la doctrine de Darwin, l’espèce n’est autre chose qu’une variété, qu’une race particulière, peu à peu fixée et qui a obtenu la victoire dans la continuelle compétition des êtres. Si la limite entre les espèces n’est point tranchée, on doit s’attendre à retrouver les formes qui ont servi de transition entre les formes primitives et celles qui en sont sorties. « Si l’espèce de l’âne vient de l’espèce du cheval, écrivait déjà Buffon, cela n’a pu être que successivement et par nuances : il y aurait eu, entre le cheval et l’âne, un grand nombre d’animaux intermédiaires, et pourquoi ne verrions-nous pas aujourd’hui les représentans, les descendans de ces espèces intermédiaires ? » N’est-ce point peut-être parce qu’elles étaient intermédiaires, parce que les extrêmes seuls avaient une vitalité spécifique assez résistante ? Les intermédiaires ont été mis au rebut, comme des ébauches devenues inutiles. Au reste, la paléontologie, à me-