Quand on l’embrasse dans son cours sans fin, toutes nos mesures sont relatives et ne peuvent s’appliquer au dessein de la nature, qui ne compte ni les jours, ni les années, ni les siècles. Tout ce qui a donc été dit et répété cent fois sur l’étonnante permanence des formes organiques observée en Égypte et ailleurs devient tout à fait insignifiant dès qu’on accorde qu’il y a des espèces qui ne sont point modifiées depuis l’âge pliocène ; mais de ce que certaines espèces ont traversé sans altération des périodes si étendues, qui se dérobent à toute chronologie, qu’en peut-on conclure relativement à l’origine des espèces ? Absolument rien, car, si certaines formes ont duré, d’autres ont disparu ; des espèces nouvelles et en quantités innombrables ont fait leur apparition. Ce qui étonne, ce n’est point de voir durer une espèce, fût-ce un temps prodigieusement long, c’est d’en voir naître de nouvelles. Aussi la paléontologie, qui déroule devant nous une interminable série de figures et qui remet sous nos yeux, resserré dans les bornes étroites de la classification, ce qui a rempli le fond infini des temps, fournit-elle le vrai point de vue pour contempler l’œuvre de la création : si l’on ne regarde qu’au présent, on fait comme celui qui voudrait juger d’un tableau sur un seul trait, d’un opéra sur une mesure.
Reprenons ce vaste problème de l’origine des espèces en ses traits généraux ; il se présente en définitive sous cette forme : y a-t-il, n’y a-t-il pas des espèces ? Ce mot doit-il s’entendre de types inébranlables, immuables, ou ne doit-il s’appliquer qu’à des catégories organiques qui sont assez fixes pour faciliter nos classifications, mais qui n’ont point une fixité absolue ? Le même doute s’applique à ces autres catégories que nous nommons genres et familles. Le monde vivant se transforme-t-il par la création miraculeuse d’espèces nouvelles ou par une insensible et continuelle métamorphose ? L’expérience a jeté peu de lumière sur ce problème. Si les partisans de l’invariabilité des espèces mettent leurs adversaires au défi de produire des espèces nouvelles, ou d’en montrer que la nature ait elle-même tirées d’espèces antérieures, ces derniers peuvent demander à quel moment, en quel pays, on en a jamais vu naître de toutes pièces. Quand une science doctrinaire affirme que le polymorphisme des races a des limites infranchissables, cette affirmation manque de preuves. Tous ceux qui ont étudié les opérations de la nature savent qu’elle ne va point par soubresauts : la vie est une lente addition de forces ; tous ses effets sont cumulatifs. Elle remplace l’atome par l’atome, la molécule par la molécule, l’élément anatomique par l’élément anatomique. L’induction (et puisque l’expérience fait ici défaut, nous ne pouvons guère consulter que l’induction) ne pousse-t-elle pas aussi un esprit logique à la