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des garanties écrites qu’il invoquait avec un juste orgueil dans l’anarchie générale des idées et des institutions, ce grand corps aurait été inexpugnable, si le peuple breton ne l’avait soudainement abandonné pour suivre d’autres perspectives et pour se préparer d’autres destinées. L’esprit de réforme, le sentiment du droit commun et de l’égalité devant la loi n’avaient pas pénétré dans les rangs compactes de la noblesse bretonne. Fière de son passé et ne soupçonnant aucun avenir qui pût en égaler la gloire, elle entendait maintenir sans aucun changement des institutions dont elle profitait à peu près seule. Prenant les bornes de son horizon pour les bornes du monde, elle repoussait les idées politiques qui perçaient déjà de toutes parts, bien moins par un calcul sordide dont elle était incapable que par un dévouement aveugle à la seule forme sociale qui revêtît à ses yeux le caractère d’un droit légitime. Elle avait l’esprit moins élevé que le cœur, et ses préjugés de caste tenaient en échec ses meilleurs penchans. Le mouvement si désintéressé qui des sphères de la cour s’épanouit bientôt avec tant d’éclat dans la plupart des assemblées provinciales n’éveilla aucun écho dans les états de Bretagne, et, sauf de très rares exceptions, les idées nouvelles n’y rencontrèrent dans les rangs de la noblesse aucune sorte de sympathie. Il n’y a donc pas à s’étonner si de 1778 à 1782 cette assemblée témoigna une malveillance constante à M. Necker. Les classes ont des instincts sûrs, et, pour cette multitude de gentilshommes, tous résolus à ne pas céder à l’esprit du temps un pouce de terrain, le banquier genevois, dès son premier ministère, laissait pressentir le personnage qui représenterait bientôt en France les deux principes les plus antipathiques aux ordres privilégiés, l’unité administrative du royaume et l’égalité de l’impôt.

Les états n’épargnèrent au directeur-général des finances ni une difficulté ni une chicane, et, lorsque M. Necker fut tombé du pouvoir en 1781, ils enjoignirent à leur procureur-général-syndic de le poursuivre devant le parlement de Rennes pour attaque à la constitution bretonne[1]. Ces poursuites, qui ne pouvaient porter sur aucun de ses actes ministériels, furent motivées par plusieurs assertions consignées dans ses écrits. M. Necker avait établi que l’impôt était en Bretagne inférieur pour à peu près moitié à l’ensemble des charges qui pesaient sur la plupart des généralités ; il demandait en conséquence une répartition plus équitable, déclarant qu’à ses yeux le premier devoir d’un ministre du roi était de faire rentrer cette grande province dans le droit commun sans tenir compte de dispositions incompatibles avec l’unité de la monarchie[2].

  1. Registre des états, séance du 4 février 1785.
  2. Dans un rapport présenté au roi en 1778 sur les assemblées provinciales. M. Necker expose la nécessité d’arriver à modifier les constitutions de divers pays d’états. Il insiste spécialement sur la convenance d’abolir la dénomination de don gratuit attribuée à la part contributive fournie par eux aux dépenses publiques, l’obligation de concourir aux charges générales du royaume étant de droit strict pour toutes les provinces qui en font partie. À ce passage du rapport, on trouve une note marginale de Louis XVI où l’âme de ce bon prince se révèle tout entière, « Je ne crois pas qu’il soit prudent d’abolir le mot de don gratuit, parce que ce mot est antique et attache les amateurs de formes ; ensuite il est peut-être bon de laisser à mes successeurs un mot qui leur apprend qu’ils doivent tout attendre de l’amour des Français et ne pas disposer militairement de leurs propriétés. » Voyez les Assemblées provinciales sous Louis XVI, par M. Léonce de Lavergne, p. 32.