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Nous avons trop peu de détails sur les chefs de ces insurrections ; sur leurs antécédens, leurs tendances et leur force réelle, pour savoir si le dédain que Théodore affecte à leur égard ne couvre pas de graves inquiétudes et le sentiment de son impuissance à comprimer la révolte. Le premier de ces chefs, par ordre de date, semble être un noble d’assez haute famille des environs d’Adoua nommé Kassa, sur la coopération duquel les Anglais fondent aujourd’hui quelques espérances. Ce Kassa était déjà en armes dans les montagnes à la fin de 1862, époque où M. Cameron, sortant d’Abyssinie après un premier voyage fort satisfaisant chez le négus, dut, pour éviter de tomber entre les mains du chef insurgé, se réfugier avec sa nombreuse suite dans le ghedem ou lieu d’asile d’Axoum, et s’y vit assiégé pendant plusieurs semaines. Un an plus tard, quand je passai par Axoum, Kassa avait presque disparu de la scène et n’était cité que comme un chefta (chef de rebelles) de troisième ordre. Depuis, il a fait du chemin, puisque les correspondances anglaises le citent comme le principal chef du Tigré, et puisqu’il vient de faire acte régalien en envoyant un agent en Égypte pour négocier auprès du patriarche touchant les affaires de l’église d’Abyssinie. En tout cas, l’expédition anglaise devra compter avec lui, mais sans négliger ses deux voisins, le waagchum[1] Gobhésié et Terso Gobhésié, commandant le premier près de Magdala, le second dans les basses terres du Woggara et du Takazzé. Je ne sais rien du premier, sinon qu’on m’écrit d’Abyssinie qu’il a une nombreuse armée. Le second, qui a pris les armes dans l’été de 1863, est une figure intéressante à dessiner au passage. Tandis que les deux autres chefs représentent surtout l’élément aristocratique et séparatiste, Terso, chef sans antécédens et probablement plébéien, est un soldat populaire qui semble avoir rallié autour de lui non point un parti politique, mais des paysans ruinés, affamés et désireux d’en finir avec un despote infidèle aux premières promesses de son règne. Lorsque Terso Gobhésié, dont le nom, par parenthèse, est d’un heureux augure (gobhésié, mon héros), prit la campagne, il ne voulait admettre dans sa troupe que des hommes qui pussent lui montrer leurs pieds ensanglantés par les marches dans les rochers, leurs mains et leurs genoux déchirés par les épines, et lui prouver ainsi leur aptitude à la guerre de partisans. Quelqu’un des siens lui conseillait de nourrir ses soldats affamés au moyen de l’argent retiré du pillage des caravanes, ressource jusque-là antipathique aux idées des Abyssins, mais à laquelle Théodore, qui ne connaissait plus de frein, commençait à recourir. Terso repoussa ce

  1. Waagchum, préfet de la province du Waag.