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la dirigera sera le point d’honneur militaire. La question religieuse, la seule qui puisse soulever les masses abyssines contre les envahisseurs, est ici hors de cause. Les Abyssins sont des gens fort déliés, et, quoi que Théodore aux abois puisse essayer de leur persuader, on ne leur fera jamais croire que l’Angleterre veuille faire en Abyssinie de la propagande religieuse à coups de fusil. Depuis trente ans qu’ils ont chez eux des missions protestantes de toutes nuances, ils ont vu Oubié et Théodore expulser ou emprisonner ces missionnaires sans que l’Angleterre ait jamais protesté, même platoniquement.

On peut évaluer à 40,000 hommes le chiffre moyen des forces que Théodore traîne après lui de province en province : je parle des combattans effectifs, car ce chiffre suppose un nombre presque double de non-valeurs, domestiques, écuyers, femmes ou maîtresses des soldats. Un fait que je puis préciser, c’est qu’un bataillon caserne à Debra-Tabor en 1863, à l’époque de mon voyage, recevait par jour 1,000 rations de vivres, bien qu’il ne comptât en réalité que 222 soldats. Le négus marche donc toujours escorté de 80 ou 100,000 hommes et femmes, qui dévorent en quelques jours, comme un vol de sauterelles, les pays où il passe. L’armement du soldat abyssin est fort défectueux : le fusil, qui n’est porté que par une partie de l’infanterie (neftenya), est d’un modèle arriéré, le sabre, bien que très tranchant, est d’un maniement incommode, et je ne vois guère que la lance qui soit une arme sérieuse. Ce n’est pas le fer classique en losange que nous connaissons en Europe, c’est une pointe longue, solide, aiguë, que le soldat manie à volonté comme une javeline ou comme une baïonnette ; c’est la seule arme vraiment nationale dans l’Est-Afrique. Il ne faut citer que pour mémoire huit canons, lourdes machines impossibles à transporter à travers un territoire presque privé de routes, et une trentaine d’obusiers, fabriqués à Gafat par les Européens du négus (négus Frengotch), comme on appelle en Abyssinie les missionnaires bâlois au service de Théodore. Il est évident que toutes ces troupes, chez qui une bravoure incontestable ne peut remplacer la discipline et l’instruction militaire absentes, ne tiendraient pas une heure en plaine devant un régiment anglais ; mais reste à savoir si le négus voudra offrir à ses ennemis l’occasion d’un triomphe aussi facile.

Ce serait se faire une bien fausse idée de l’intelligence de Théodore que de prendre au sérieux les incroyables vanteries de ses proclamations et de supposer qu’il a des illusions sur ses moyens de lutte ou verte, contre une force européenne. Il sait parfaitement à quoi s’en tenir à cet égard, et ses proclamations sont calculées pour maintenir l’esprit du soldat dans des illusions qui le gardent contre