Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrive naturellement que leurs défaites se changent pour eux en bénéfices moraux, en les forçant à ouvrir leurs portes à une civilisation que leurs sujets comprennent parfois sans oser la revendiquer par leur seule énergie. Le temps est loin où un gouvernement européen, provoqué par les barbares, se contentait de leur rendre avec usure le mal qu’ils lui avaient fait. Noblesse oblige aujourd’hui en fait de civilisation, et, quand nous nous trouvons, même par la guerre, en contact prolongé avec un pays fort en arrière de nous sur l’échelle sociale, notre premier devoir est de lui prouver notre supériorité par les bienfaits que nous lui apportons. Ce serait enfin se montrer bien exigeant que de demander à une nation d’être la bienfaitrice platonique d’un peuple qui l’a offensée, et de la blâmer, si elle cherche une compensation politique ou matérielle aux services rendus. Nous avons civilisé l’Algérie ; les Russes, quoi qu’on en dise, ont civilisé le Caucase, et ce n’est point dans les deux, cas une œuvre de pure philanthropie. L’Angleterre en a fait autant dans l’Inde, elle a fait quelquefois mieux : est-il juste de renouveler contre elle le reproche usé d’ambition envahissante, si elle réclame de l’Abyssinie conquise quelque garantie pour le présent et pour l’avenir ?

Si l’Angleterre sort de l’Abyssinie sans rien laisser à la place du gouvernement vigoureux qu’elle aura renversé, ce sera pour ce beau pays une date aussi désastreuse que celle des invasions musulmanes du XVIe siècle. L’Abyssin a de grandes qualités, mais il a le revers de ses qualités : il est brave et fier, donc il est aristocrate et anarchiste. Cette société qui n’a rien d’africain, cette passion de la guerre pour la guerre, cette petite noblesse pullulant autour des grands barons, ce caractère national où le mysticisme et l’esprit de chevalerie se combinent pour produire une sorte d’extravagance grave et froide, enfin cette incapacité radicale à créer un gouvernement raisonnable, tout cela constitue quelque chose qui n’a rien d’analogue chez nous, à moins qu’on ne le cherche dans la Pologne d’autrefois. Ce peuple étrange, si rebelle au frein, a été saisi en pleine anarchie féodale par un homme énergique qui voulait ramener l’Abyssinie à la splendeur et à l’unité dont elle jouissait au moyen âge, et qui avait commencé par la courber sous le joug d’une autorité sans contrôle, autorité bienfaisante et modérée au début, aujourd’hui fantasque et atroce dans ses caprices. Cet homme disparu, il n’est pas nécessaire d’être un grand politique pour prévoir que tous ces grands vassaux, qui n’ont d’autre loi que leur orgueil de famille et qui frémissent depuis treize ans sous la main de fer de Théodore, se livreront à des luttes intestines qui tariront dans les veines de la malheureuse Abyssinie le peu de sang