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ce père il avait trouvé une éducation solide, à demi libre, une de ces éducations où l’esprit acquiert l’indépendance avec la droiture sous une surveillance à la fois sévère et douce. Tout était sain et excitant dans cette atmosphère pour cet adolescent étrange. Son coup d’essai fut de retrouver sans livres et de lui-même, à douze ans, les lois de la géométrie, et en tout sa première passion était de pénétrer la raison des choses. Quand il voyait un phénomène de la nature, il l’interrogeait de ses yeux d’enfant sans se contenter des explications banales, car, selon le mot de Mme Périer, il « avait une netteté d’esprit admirable pour discerner le faux, et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l’a pu satisfaire que sa connaissance… » Quand on ne lui donnait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même. De là cette précocité d’une intelligence affamée de savoir, aiguisée d’abord dans l’étude de la science la plus abstraite et la plus précise, avant de s’engager dans cette autre étude plus vaste, plus profonde, plus émouvante de la nature de l’homme. Ici il faut avoir vécu pour penser, et le cœur humain est une bien autre énigme à déchiffrer que la proposition d’Euclide, qui venait tenter cette tête de douze ans.

Mais qu’arrive-t-il de ces enfances extraordinaires que la légende transfigure souvent ? La précocité de l’excitation intellectuelle use le corps dans son travail de croissance ; la vitalité se déplace ; le moral tue le physique en produisant d’incurables désordres, et cela me fait souvenir de cet autre enfant contemporain de génie, Leopardi, qui faisait des vers grecs à l’âge où les autres peuvent à peine les lire, qui traîna, lui aussi, tant qu’il vécut, une organisation prématurément détruite par l’étude, qui, lui aussi, connut toutes les anxiétés de l’esprit, et, au lieu d’arriver, comme l’auteur des Pensées, à une foi agitée, finit par tomber dans une désespérance absolue. Quant à Pascal, il avait senti dès sa jeunesse ces désordres d’une organisation atteinte dans ses sources, et c’est lui qui a dit qu’à partir de dix-huit ans il n’avait plus passé un jour sans douleur. Il en était venu à ne plus pouvoir rien avaler qui ne fût chaud, et encore fallait-il l’avaler goutte à goutte. Il avait des douleurs de tête insupportables, des chaleurs d’entrailles qui le brûlaient. Ses membres inférieurs restaient comme paralysés et refroidis au point qu’il fallait les lui réchauffer avec des chaussures trempées dans l’eau-de-vie. Et à lui aussi, comme à tous ceux qui lui ont ressemblé, les médecins recommandaient de s’abstenir de toute application d’esprit opiniâtre, de toute émotion trop vive, comme s’il était bien facile de faire le remède, comme si on n’était pas fatalement condamné à aller jusqu’au bout avec