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main légère, souple et dégagée, qui jadis écrivait les Diamans de la couronne, trace la partition du Premier jour de bonheur ! Pour moi, je ne puis me lasser d’admirer ces vieillesses vertes et gaillardes ; j’aime l’intelligence avec passion, et la force de productivité ainsi poussée au-delà de toutes limites m’inspire un respect, que je ne saurais dire. Il y a quelques années, j’étais à ce même Opéra-Comique avec sir David Brewster, une lumière, — éteinte hier, — de la science moderne ; il avait alors quelque chose comme quatre-vingt-quatre ans, et faisait son tour de France et d’Italie avec sa femme, aimable et gracieuse savante de vingt ans qui venait de l’épouser par amour. On donnait justement be Domino noirb et ce souvenir d’ailleurs fort simple me revenait à la répétition de l’opéra nouveau en voyant les hommages dont chacun entourait M. Auber et l’attraction involontaire que ce vieillard allègre et doux exerçait sur toute une jeunesse qui vraisemblablement ne se doute guère de ce que c’est que le génie. Se maintenir ainsi sur le tard, travailler, captiver son monde, n’est point si facile ; il faut vivre d’abord, vivere primum, avoir sa note, puis son genre, et que ce genre n’ait point fléchi. Or notons en passant la coïncidence, ce qu’était M. Auber aux plus beaux jours, il l’est encore, et d’autre part les conditions de l’opéra-comique n’ont point changé, ou plutôt, après avoir changé, elles se retrouvent aujourd’hui les mêmes qu’au bon temps. On parle de progrès, on cherche, on expérimente avec la mode ; après s’être élevé jusqu’à l’Étoile du Nord, on descend jusqu’à la musique javanaise, à l’argot. Meyerbeer, c’était beaucoup, c’était trop peut-être pour ces voix, ce public, cette salle ; par contre, l’Opéra-Comique ne sera jamais, quoi qu’on fasse, un café chantant ; la muse cascadeuse des Variétés ou du Palais-Royal, quand elle y paraît avec sa grimace et son crincrin, ne réjouit personne, que je sache, pas même le caissier. L’Opéra-Comique s’agite, et M. Auber le mène ou plutôt le ramène à son vrai point, qui fut dans le passé la Dame blanche, le Pré aux Clercs, le Domino noir, et qui dans le présent pourrait bien être le Premier jour de bonheur.

Pièce et musique sont à l’avenant, et, grâce à Dieu, cette fois ni Shakspeare ni Goethe ne comparaissent ; plus d’attristante découpure, mais un poème d’invention adroite et facile, auquel on s’intéresse et qu’on suit en se disant : Scribe n’aurait pas fait mieux. J’entends les lettrés beaucoup médire de M. d’Ennery ; ils ont tort, vu qu’il n’y a jamais de résultat sans cause, et que presque toujours derrière un grand succès, qui est le résultat, il y a le talent, qui est la cause. Je ne connais du théâtre de M. d’Ennery que trois ou quatre ouvrages, l’Aïeule entre autres, qui n’est certes point une pièce ordinaire, et ce Premier jour de bonheur, où l’habileté de main se montre d’autant plus que l’auteur s’exerce là dans un genre qui n’est pas le sien. A la vérité M. d’Ennery, pour se gouverner en pays nouveau, avait cette fois pris avec lui M. Cormon, un parfait