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part faite au hasard ! quelles attentes ! quelles incertitudes ! L’occasion se présente enfin ; mais le cœur peut lui défaillir. D’une part la loi armée de son glaive sanglant, la crainte confuse des peines d’une autre vie qui apparaît tout à coup dans ces momens solennels, des remords sur lesquels il ne comptait pas, la perspective de troubles étranges dans sa vie ultérieure, d’autre part la soif de l’or ou le besoin de vivre par le crime, la jalousie, la vengeance, le désespoir, — voilà autant de forces qui se livrent un combat suprême dans la nuit épaisse de ce cœur aveugle, terrifié, furieux. Quels conflits ! quelle complication de motifs inextricables ! Comment supposer quelque régularité dans des faits de ce genre ? Ne sont-ils pas le domaine exclusif du hasard et de la liberté humaine livrée à elle-même ? Eh bien ! le meurtre, comme la statistique le prouve, est un fait qui se produit avec autant de régularité que le changement des saisons et le mouvement des marées : tant par an dans une société donnée. Les meurtres en apparence les plus accidentels, comme ceux qui ensanglantent les querelles et les rixes, sont soumis à la même loi. Chaque âge, chaque sexe, chaque profession, apportent régulièrement leur contingent d’assassinats. Les formes mêmes du meurtre, les instrumens qui servent à l’accomplir, obéissent à cette loi fatale. La hache, le couteau, le pistolet, le poison, doivent leur tribut annuel et le paient avec une étrange exactitude. Le même raisonnement pourrait être fait sur le suicide. Il n’y a pas de crime en apparence plus dépendant de la volonté personnelle. La résolution du coupable n’y rencontre aucun obstacle sérieux : point de résistance dans la victime, puisqu’elle est le coupable même, peu d’opposition dans la force publique, pourvu que les précautions du criminel soient prises, pas de complices, aucun concours nécessaire de la part d’une autre volonté. Si un acte semble dépendre de la simple liberté individuelle, c’est le suicide. Eh bien ! le suicide n’est pas moins réglé, déterminé d’avance, que l’assassinat. La même loi constante préside à l’âge, à la condition de celui qui l’accomplit et à l’instrument dont il se sert.

Les statisticiens ont travaillé pour M. Buckle. Depuis trente ou quarante ans en particulier, ils ont établi des lois de statistique morale, afin de montrer et la nécessité et les moyens de la réforme sociale. Ainsi l’un d’eux, l’un des plus considérables, après avoir établi l’exacte correspondance du nombre des crimes et de l’état.des sociétés, ne craignait pas de dire : « C’est la société qui prépare le crime, le coupable n’est que l’instrument qui l’exécute[1]. » Buckle profite des élémens amassés par eux, et s’en sert pour son

  1. Quételet, Sur l’Homme.