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premières lui enseignant des devoirs, les secondes lui montrant les moyens de les accomplir. De l’action simultanée des unes et des autres résulterait le progrès. Cependant ces deux sortes de lois ont-elles la même importance ? Le progrès moral est-il constant comme le progrès intellectuel ? Y a-t-il même un progrès moral ? Nous touchons à un point caractéristique de la théorie de Buckle. C’est le troisième degré du système, une nouvelle étape, un nouveau stage, comme disent les Anglais, dans la carrière à parcourir. Autant les lois mentales sont au-dessus des lois physiques dans l’histoire de la civilisation, autant les lois intellectuelles l’emportent sur les lois morales. En d’autres termes, le progrès est dû aux premières beaucoup plus qu’aux secondes. En effet, les bonnes actions opérées par notre volonté ne se transmettent pas comme les vérités obtenues par notre intelligence ; elles sont le fruit d’un perfectionnement personnel que l’on ne reçoit pas d’autrui, que l’on est obligé de se donner. Tout homme recommence pour son compte le travail de la vertu, et profite peu de l’expérience morale de ses devanciers. Sans doute la supériorité morale est plus aimable, plus sympathique, mais elle est moins active, moins permanente, moins féconde en résultats. Elle fait le bien, mais ce bien s’étend à un petit nombre d’hommes et ne dépasse guère la durée d’une génération. Voilà la thèse de Buckle dans toute sa crudité ; voyons comment il la soutient.

Les vérités morales semblent acquises au genre humain depuis tant de siècles qu’on peut les regarder comme aussi anciennes que les sociétés. Toujours on a considéré comme une loi de faire du bien aux autres et d’aimer le prochain comme soi-même. Toujours on a prêché le pardon des offenses, la victoire sur les passions. Le précepte d’honorer les parens et de respecter les supérieurs est aussi vieux que le monde. Ces leçons composent à peu près toute la morale depuis des milliers d’années ; tant de sermons, tant d’homélies, tant de traités de morale, n’y ont jamais rien ajouté. Les vérités morales sont stationnaires. Au contraire les vérités intellectuelles sont toujours en mouvement. Ce qui était hier paradoxe est aujourd’hui vérité, ce qui était nouveauté est devenu chose commune, et déjà l’on peut entrevoir la nouveauté qui lui succédera. Tous les grands systèmes moraux se ressemblent, tous les grands systèmes intellectuels sont différens. Ce que nous savons en morale, les anciens le savaient déjà ; ce qu’ils avaient de science est infiniment accru et même entièrement changé.

Si donc le progrès existe, c’est-à-dire s’il y a changement successif, si ce progrès ne peut être produit que par deux causes, à laquelle des deux faut-il l’attribuer ? à celle qui change ou à celle