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haut degré de prospérité, quelques-uns des esprits les plus remarquables qu’elle comptait dans ses rangs accordèrent au positivisme français une attention qu’il ne trouvait pas dans notre pays. Ce qui les frappa le plus dans les laborieuses élucubrations du maître. ce ne fut pas la loi des trois états ou des trois époques de l’humanité, dont les disciples français se montrent si fort admirateurs. Une généralisation rapide et passablement empirique a peu de prise sur des esprits anglais. Ils se laissèrent plutôt gagner au classement des sciences, à cette espèce d’instauratio magna du positivisme qui transportait l’exactitude scientifique dans l’étude des phénomènes moraux. Les origines géométriques de l’école utilitarienne la préparaient d’avance, à se laisser séduire par la méthode positive. D’autre part, elle ne pouvait oublier quelle était née de l’économie politique. Si les principes entièrement utilitaires de cette science l’avaient acheminée au positivisme, ils l’avaient cuirassée en quelque sorte contre les atteintes de l’esprit exagéré d’autorité. La notion de liberté avait dans l’école utilitarienne sa forteresse imprenable.

M. Grote passe pour un positiviste, et il ne s’en défend pas que je sache ; mais, pour ne parler que de l’idée de son œuvre, principale, quel plaidoyer en faveur de la liberté que son Histoire de la Grèce ! Où trouver un plus beau théâtre pour le libre développement de l’activité humaine ? En lisant l’histoire de tant de grands hommes, on voit, on sent, on touche pour ainsi dire du doigt les preuves innombrables de l’action des individus sur leur nation et leur république ; il ne vient à l’esprit de personne de chercher dans l’histoire grecque les traces des lois occultes du mouvement de l’humanité. En Grèce, ce sont les grands hommes qui conduisent visiblement les masses, non les masses qui entraînent les grands hommes. Le choix même d’un tel sujet par M. Grote est l’aveu d’une foi profonde dans la liberté.

M. Stuart Mill a fait profession plus explicite de positivisme ; mais que de réserves encore ! Il reconnaît l’utilité, la légitimité de la psychologie, et par conséquent il croit qu’on peut arriver à la vérité par l’observation des faits intérieurs. Il ne nie pas le libre arbitre ; il repousse partout et avec une sorte de colère le mot de nécessité ; il croit qu’il y a dans la vie des hommes et des nations ; un concours de causes générales et de causes spéciales ou individuelles. En un mot, il tâche de restituer la noble distinction de l’âme et du corps, et il fait à la liberté une place suffisante dans l’histoire, très étendue dans le gouvernement. Il se met en règle, avec les religions, et, grâce à la doctrine de la relativité de nos connaissances, il ne conteste pas la possibilité de la création. Nous n’avons pas de connaissances absolues, nous vérifions les lois de la