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mis à l’écart. Hamlet subit l’affront, mais sans se résigner. Il observe tous ceux, grands et petits, qui l’environnent, et au fond de l’âme se sait d’une autre espèce. Son éducation, plus raffinée que de coutume, ne lui a rien fait négliger des exercices et des talens de son époque, de son pays et de son rang. Il s’entend à manier une épée autant qu’un homme de guerre, se plaît aux jeux chevaleresques, et ne dédaigne nullement les honneurs, pour lesquels au contraire il se sent né, qu’il saurait relever et défendre avec l’exquise distinction, l’élégance, l’orgueil et le courage d’un vrai fils de roi. Il y a plus, né à une époque et dans un monde qui volontiers dispensent un personnage de sa condition du soin de se creuser l’esprit, il s’est appliqué d’entraînement aux spéculations intellectuelles. Non content de voyager pour son plaisir, il a observé, étudié les hommes, poussé à fond la philosophie et la science, dont il s’est approprié sans pédantisme et pour son usage les théories et les doctrines. Il se connaît en art, en poésie, en spectacles ; c’est un dilettante, un fantaisiste, de la conversation la plus spirituelle, d’une imagination qui rayonne dans tous les sens, une individualité parfaitement géniale. Joignez à cela un naturel sérieux, qui s’est de bonne heure instruit, façonné, non pour briller, mais pour savoir, qui a voulu arriver à distinguer en toute chose l’or du clinquant, le vrai, l’honnête, l’élevé de ce qui ne l’est point ou n’en a que l’apparence, le solide et l’éternel du variable et du transitoire. Ces idées profondes, sévères, qu’il agite, le troubleraient parfois, s’il n’avait pour faire contre-poids à toute cette métaphysique sa jeunesse, son enthousiasme, sa raillerie humoristique, où perce le digne écolier du bouffon Yorick, et partout et toujours, sa charmante, et chevaleresque nonchalance.

Pathologie est un vilain mot que je voudrais ne pas écrire ; comment l’éviter cependant lorsqu’il s’agit d’aborder le tempérament du héros, composé fort bizarre d’élémens disparates, mélange dangereux en rapport avec les forces et les facultés de sa nature intellectuelle et morale Nous venons de voir que la science ne l’a pu mettre au joug ; à travers l’école et le pédantisme universitaire, il a gardé son indépendance, sa verdeur prime-sautière ; irritable, inflammable comme pas un, il est resté l’homme de l’impromptu. Comment concilier ces dispositions d’un naturel sanguin avec ce penchant à la rêverie, aux idées noires ? C’est aussi un mélancolique. On connaît aujourd’hui ces tempéramens où la tristesse, le trouble, l’idée sombre, ne sont point, comme tant de gens se l’imaginent, d’origine préexistante, mais qui, d’une sensibilité plus vive, ont le douloureux privilège d’être plus que tous les autres affectés, agacés par l’impression, la pensée ambiante, qu’ils perçoivent