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hagard toujours braqué sur lui finira par le fasciner, il perdra peu à peu son assurance. Touché parfois, atteint au vif, il luttera contre son trouble, découvrira le point honteux de sa conscience en s’efforçant d’y ramener le voile, et qui sait si cette implacable stratégie ne réduira pas l’infâme à s’avouer vaincu ?

Attaquer le crime dans la conscience même du criminel, c’est là aussi une vengeance ; Hamlet, en s’y appliquant, accomplit toujours au moins une partie du devoir que le fantôme lui inflige. La vengeance divine et humaine a d’autres voies, d’autres châtimens que le poignard et l’échafaud ; Richard III et lady Macbeth en savent quelque chose, et c’est un argument de plus en faveur de la folie simulée d’Hamlet. Je vais plus loin, cette émotion causée à la cour du roi par la soudaine métamorphose du prince, tout « ce remue-ménage antidramatique, » au dire des Gervinus et des Vischer, me semble au contraire excellent pour la pièce. On s’aborde, on s’interroge stupéfait. Qu’est ceci ? que va-t-il advenir ? L’oncle reçoit le contre-coup immédiat du désarroi. Naguère imperturbable, il se trahit, vacille, marche à sa perte. A tous égards, cette folie simulée d’Hamlet a donc sa raison d’être. Shakspeare a cent fois bien fait d’emprunter le motif à la légende. Le grand point maintenant serait que le personnage se comportât en conséquence, et que, le rôle de fou étant donné, Hamlet le poursuivît pour atteindre plus sûrement son but ; mais tel n’est point le caractère. Goethe en dit trop : ce n’est pas la force physique du héros qui lui manque, c’est tout simplement le sens pratique, l’action. « Mon oncle ne ressemble pas plus à mon père que moi je ne ressemble à Hercule ! » Calme, silencieux, flegmatique sans nulle aigreur (my sweet prince), sa mère le compare pour la douceur à une colombe ; puis autre part, et tout contrairement à cette image pourtant vraie, nous l’entendons, lui, faire allusion à quelque chose de dangereux qui bouillonne au fond de son être. Ce quelque chose, c’est une irritabilité nerveuse, une capacité d’explosion qu’entretient son imagination fiévreuse et qui soudain, mais seulement dans les cas extrêmes, va pousser à des luttes désespérées cette nature si difficile à remuer.

Tel est Hamlet, rêveur, emporté, inactif ; son irrésolution vient non pas de sa faiblesse, mais de sa conscience, de sa vertu, et cette fusion d’élémens contraires, si prodigieusement combinée, fait son caractère tragique. Cette constante défiance du résultat, ce doute du droit qu’il a de se venger, cette douceur d’une âme à laquelle répugnent les moyens violens, ce penchant de son esprit à réfléchir inexorablement sur l’acte, — tous ces scrupules ont un nom dans la langue d’Hamlet, sarcastique, accidentée, élégiaque et sentimentale