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croire, n’est autre que la philosophie même de Shakspeare. « En soi, le bien n’existe pas, ni le mal ; tout est dans l’idée que nous nous en faisons ! » C’est là en effet un principe trop souvent et trop complaisamment énoncé par Shakspeare pour qu’on n’y cherche pas le résumé très caractéristique de son expérience. Dans le second monologue, le fameux to be or not to be, c’est évidemment Shakspeare qui parle. Ce grand esprit si élevé ; si moderne, a sur la mort des épouvantes du moyen âge. Quand chez un génie dramatique aussi divers, aussi impersonnel que Shakspeare ; une idée se représente obstinément, variée, développée et modulée selon les caractères, on en peut conclure que cette idée part de la conscience même du poète. Shakspeare, qui passa toute sa vie à remuer les plus hautes questions, doit avoir eu sur certains points du dogme des croyances mal éclaircies. Son scepticisme au fond n’a rien rien d’anti-chrétien. Ce libre penseur, placé comme un foyer de résonnance entre les temps barbares et l’esprit nouveau, reçoit par momens du passé des commotions électriques. Il a comme Pascal ses préjugés, ses terreurs de l’autre monde. On le voit se faire du purgatoire une idée fantasmagorique, effroyable, l’idée même exprimée par la bouche spectrale du père d’Hamlet : « Je te révélerais, si je pouvais, des choses dont le moindre mot briserait ton âme, glacerait ton jeune sang, ferait jaillir tes yeux de leur orbite comme des étoiles de leur sphère, et mettrait en désordre tes cheveux tressés, dont chacun se hérisserait comme les dards d’un porc-épic furieux ! Mais ces révélations de l’éternité ne sont point pour des hommes de chair et de sang. » Plus loin, revenant sur le sujet, il s’écrie : « Oh ! horrible ! horrible ! oh ! bien horrible ! » Et ces tortures sans nom, c’est un héros qui les subit, un homme, un souverain, qui en vertu, en majesté. ne connut pas son égal dans le pays ! Ce grand monarque tant souffrir, et pourquoi, juste Dieu ? Parce qu’il est mort pendant sa « digestion, » inconfessé, non absous ! Le poète, ce semble, aurait pu s’épargner un tel luxe de tortures. Le spectacle de cette âme errante et cherchant la paix suffisait au pathétique, et la foi à la démonologie n’en demandait pas davantage ; mais pour Shakspeare, ému de terreurs vagues ; profondes, c’est trop peu. Il faut à son épouvante le mysticisme de l’image. Un autre exemple de cette préoccupation sinistre, macabre, se trouve dans Mesure pour mesure (acte III, scène I). « Oui, s’écrie Claudio, mais mourir, s’en aller qui sait où ? Être là couché, froid, étroitement enfermé, et pourrir ! Cette mouvante et chaude sensibilité vitale étouffée en un corps inerte, cet esprit, jadis si allègre, plongé dans un océan de flammes, ou raidi en des masses de glaces éternelles ! jouet d’invisibles tempêtes,