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secrètement le corps de Polonius, il n’en faut pas davantage pour attirer les soupçons de Laërte. Les spectres cette fois n’ont pas besoin de sortir de terre, le sépulcre d’ouvrir « ses lourdes mâchoires de pierre ; » les chuchotemens de la calomnie, de simples bruits, suffisent au fils de Polonius. Il n’a ni le pouvoir ni les moyens d’Hamlet ; mais il veut, sait vouloir, et le peu dont il dispose, bien dirigé, l’aidera au-delà de ses souhaits. Laërte n’est pas l’héritier présomptif du trône, pas même prince du sang, la faveur populaire l’avait jusqu’alors ignoré, et cependant, simple sujet, il se révolte, agite les masses, et l’insurrection grandit au point d’inquiéter un moment le roi sur son trône. Il force les portes du palais, entre à main armée chez Claudius. « Je sacrifie ma vie en ce monde et dans l’autre, je ne veux qu’une chose : venger mon père ! » Il défie, lui, la damnation éternelle ; tandis qu’Hamlet, au plein rayonnement de l’évidence, cligne des yeux, ergote, éludé. — Il veut couper la gorge au meurtrier de son père, fût-ce au pied de l’autel dans le sanctuaire, et le roi perfide et cauteleux, ce roi qu’Hamlet, le trouvant en prière, épargna dans ses scrupules, est celui qui approuve, fomente les desseins de Laërte, maintenant qu’ils vont se diriger contre Hamlet. « Il n’est pas de sanctuaire pour le meurtrier, pas de barricades pour la vengeance ! » Nulle barrière en effet, pas même l’honneur, car Laërte, pour réussir plus sûrement dans son duel avec Hamlet, empoisonne son épée. A quoi pense donc ce gentilhomme, pour qui le point d’honneur est tout ? Uniquement à sa vengeance, et cette vengeance, qui pour Hamlet est une si terrible affaire de conscience, aveugle tellement Laërte, qu’en la traitant comme une affaire d’honneur et de chevalerie il triche et ne s’aperçoit pas qu’il se déshonore.

Tant de haine, de furie, tout cela pour qui ? pour quel père ? Nous connaissons le père d’Hamlet par ce que son fils nous raconte, par les souvenirs qu’il a laissés dans le peuple : c’était un homme, mais ce Polonais ! Il s’est rencontré cependant en Angleterre et en Allemagne des commentateurs pour prendre au sérieux cette figure. Je pense avec M. Cervinus que c’est aussi pousser trop loin la manie des réhabilitations, et que, s’il fallait user de tant d’égards envers ce personnage, Hamlet ne prendrait point la peine, lorsqu’il le laisse avec les comédiens, de leur recommander de ne pas trop s’amuser de lui, et ne le traiterait pas de fou, de vieux radoteur, devant sa propre fille. Goethe suppose à ce chambellan plus d’esprit qu’il n’en a, et prétend que, lorsqu’on le bafoue, il a le bon esprit de faire comme s’il ne s’en apercevait pas. C’est trop le relever, lui prêter de finesse. Je crois tout simplement qu’il ne s’aperçoit de rien. Bavard et circonspect à la fois, suant la morgue et la platitude, frivole,