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comédie pour lui, la joue à son tour pour le voisin. De cette dissimulation universelle sort comme d’elle-même l’idée de ce réel théâtre dont Hamlet s’offre le régal : un spectacle dans un spectacle ! « Chose singulière, remarque à ce propos M. Vischer, que la plus approfondie des tragédies de Shakspeare, celle où sans contredit il a mis le plus de sa propre nature, le plus de réflexions sur son être intime, soit aussi un reflet de sa profession, de son art ! » Je note une pensée analogue chez un autre commentateur, M. Zaubitz : « la réalité est l’illusion, l’illusion la réalité ; ce sont les histrions qui représentent le vrai, tandis que le couple royal joue la comédie… » Entrecroisement de reflets, merveilleuse combinaison d’ombres et de lumières, qui indépendamment de l’intérêt dramatique s’emparent de notre imagination, font jouer tous les ressorts électriques de la vie nerveuse ! C’est la tragédie de l’humain néant. Elle vient du sépulcre, se joue sur un sépulcre, va au sépulcre. « Tout est corruption et pourriture, mourir est le bonheur ! » L’épisode du cimetière, les discours d’Hamlet sur les misères du pouvoir, impriment à l’ouvrage déjà, s’achevant le sceau définitif de cet esprit d’épouvante qui se fait jour dès le moment où le fantôme sort de terre, et passe ensuite dans tous les monologues, dans toutes les visions, dans toutes les paroles d’Hamlet comme un vent pestilentiel. Et cependant rien de tout cela ne décourage l’attention du spectateur, toujours grandissante et de plus en plus sympathique au poète. Il y a, du commencement à la fin de ce sublime ouvrage, tant de génie, de puissance, de vie, de mouvement et d’émotion, une telle mise en jeu habilement combinée de forces qui se font obstacle, tant de sérieux, d’élévation philosophique, on y sent tellement travailler la main de la Némésis vengeresse, employant à l’œuvre implacable d’expiation la méchanceté des mauvais et la faiblesse des bons, que notre esprit, loin de céder à l’horreur de ces images funèbres, de fléchir devant cet effroi, s’y intéresse et s’y complaît.

Hamlet, combien de fois ne l’a-t-on pas dit ! est l’Oreste moderne. La mère d’Oreste, avec l’aide d’Égisthe, son amant et le cousin d’Agamemnon, a tué son époux ; devenue, au lendemain du crime, la femme du meurtrier, elle règne avec lui, lorsque après des années Oreste reparaît, et sur l’ordre d’Apollon venge son père dans le sang de sa mère et de son oncle. Sophocle, Euripide, ont traité le sujet en tragédie d’intrigue, et, pour éviter de reproduire le grand Eschyle, font d’Electre l’héroïne de la pièce : faute énorme, car l’intérêt principal repose tout entier sur les figures de la mère et du fils. Dans la perpétration de l’acte de vengeance, la fille n’a rien à voir. Au moment où elle pense devoir agir, elle est soudain rejetée dans l’ombre. Ses douleurs, ses sanglots, ne servent qu’à