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élévation de tendance, en le séparant de Claudius et de Laërte, le rapproche d’Hamlet ; mais ibi encore quelle dissemblance ! De même que les moyens pratiques du jeune héros, loyal, ouvert » magnanime, tranchent avec les manœuvres ténébreuses d’un Claudius, de même son idéal humain, réel, évitera de se perdre dans les brumes où flotte si douloureusement la pensée d’Hamlet[1]. L’état, l’idée d’état embrassant dans sa forme la plus vaste l’existence humaine, tel est le sens du personnage, et, pour mieux appuyer sur ce caractère idéal, Shakspeare nous le montre allant en guerre, poussé par le seul élan de la renommée, « Pour être vraiment grand, il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs, mais il faut aussi grandement trouver une querelle dans un brin de paille quand l’honneur est en jeu. » L’idéal d’Hamlet est sans doute plus élevé, moins défini toutefois, et par sa généralité beaucoup moins en rapport avec les devoirs de la vie sociale. Puisque cette éternelle question de l’être et du non-être, du bien et du mal, que les philosophes et les rêveurs comme Hamlet agitent dans le vide, n’a jamais mené à rien, c’est encore dans les formes de notre activité morale ; dans les grandes notions humaines d’état et de famille qu’on a le mieux à faire d’en chercher la solution. Le caractère de Fortinbras et son passage : à travers le drame témoignent de cet art profond et conscient que Shakspeare avait dans sa manière de composer. L’intervention du prince norvégien n’a pas besoin d’être excusée, elle était nécessaire, indispensable à l’œuvre, qu’elle complète et couronne, comme le jugement des aréopagistes complète et couronne l’Orestie. Des deux côtés, c’est la même grandeur d’aspiration, le même élan libéral vers un avenir de rénovation, qu’Eschyle symbolise dans l’établissement de l’aréopage, et que Shakspeare personnifie dans Fortinbras, jeune et belle figure, qui au dénoûment d’une lutte si formidable apparaît calme et sereine en sa force et toute rayonnante du prestige guerrier.

Je n’ai pas encore parlé d’Ophélie, sa pensée pourtant m’occupait ; en écrivant, sa gracieuse image, un peu flottante, indécise, m’attirait du côté des saules, je me disais : A tout à l’heure ! On aime à différer certains plaisirs pour les goûter mieux à son aise, et c’en est un des plus délicats que de lier conversation avec une héroïne de Shakspeare, demoiselle ou dame. Ophélie d’ailleurs n’est pas un livre ouvert. On l’a de tout temps fort discutée ; elle a ses amoureux et ses détracteurs : Goethe et Tieck parmi les anciens, parmi les nouveaux M. Cervinus, M. Döring, ne l’épargnent guère. « Doux sensualisme à l’état de maturité, imagination qui se

  1. Voir dans l’Eothen de Kinglake, page 330, quelques lignes d’une vérité saisissante sur cet état de l’âme entre la pensée et l’action.