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prononcé, pas une allusion, une seule, à cet amour, pas une vibration du passé dans ce cœur qui se rompt. Son amant a tué son père, et ce motif tragique ne fournit rien à sa divagation. Ces deux êtres, un moment rapprochés, presque aussitôt s’éloignent l’un de l’autre. Hamlet, dès que son destin le saisit, oublie Ophélie, et la douce Ophélie, dans son infortuné, oublie Hamlet. D’un côté c’est un sentiment, de l’autre une expérience ; d’insolation, de coup de foudre, on n’en saurait parler ici. Qui dit Hamlet dit l’antipode de Roméo. L’amour, bien loin de l’envahir, lui est venu tout doucement ; par degrés, il s’en est fait une habitude. On sait comment naissent les grandes passions, d’une impression simple, immédiate. Hamlet vit dans les dispositions morales les plus contraires à l’amour. Ses rapports avec Ophélie en sont la preuve. Peu de temps avant la mort du roi son père, le prince a rencontré la jeune fille ; aux visites de courtoisie, un intérêt plus tendre a succédé. Observant déjà, hésitant, il se demandait quel fonds il pourrait faire sur l’affection de sa maîtresse, lorsque les événemens, en lui révélant sa destinée, ont mis à jour la faiblesse d’Ophélie. Je veux bien qu’Ophélie ne sache rien des soupçons d’Hamlet à l’égard de Claudius, du profond dégoût qu’il ressent de la conduite de Gertrude, sa mère ; mais ce qu’elle ne peut ignorer pourtant, c’est la mort du roi, le trouble d’esprit où cette mort plonge Hamlet. Et c’est un pareil moment qu’elle choisit pour céder à l’avis de son père et quitter l’homme dont elle devrait au contraire plus que jamais se rapprocher ! Circonspect, ombrageux, comme la nature l’a fait, l’amant, dès qu’il a reconnu l’infériorité de sa maîtresse, la répudie et se retire. La lutte avec sa destinée l’entreprend alors, il s’éloigne d’Ophélie, non par un coup de tête, mais par suite d’une résolution définitive, et après s’être, en soupirant, bien rendu compte de la situation. Elle-même expose le fait en ces termes : « Il m’a saisie par le poignet et serrée fortement, puis il s’est reculé de la longueur de son bras ; de l’autre main, placée comme cela au-dessus des yeux, il s’est mis à étudier mon visage comme s’il voulait le dessiner. Longtemps il est resté ainsi, enfin il a secoué légèrement mon bras, et, trois fois agitant la tête, il a poussé un profond soupir et m’a lâchée ! » Cette manière de rupture explique les épigrammes pendant la scène des comédiens : « C’est bref, monseigneur ! — Oui, comme l’amour d’une femme ! » Et ces mots à double entente qu’Hamlet, devant le roi et la reine, décoche à sa maîtresse, on pourrait ainsi les traduire : « Toi aussi, tu aurais agi comme ma mère ! » car rien ne donne à supposer que la reine en son jeune temps ne fût pas une Ophélie, et qu’Ophélie vieillissant ne serait pas Gertrude. Une jeune fille capable de se laisser endoctriner ainsi par ses parens est en passe de devenir