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aberrations, la logique perce quand même. Le cœur d’Hamlet est comme son esprit, il a ses écarts de rudesse, de cruauté ; au fond, il reste bon, humain et doux. Que veut-il de ses sujets ? « Leur amour plutôt que leurs services. » Quoi qu’on puisse dire, après avoir tué Polonais, il le pleure. A travers l’intempérance humoristique, vous sentez l’émotion profonde, comme vous la surprenez parmi les lazzis auxquels il se livre sur la plateforme lors de le première apparition de son père et parmi les railleries, persiflages et joyeusetés funèbres de la scène du cimetière. Faites au prince de Danemark une destinée ordinaire, et vous le verrez vivre en paix avec tout le monde et lui-même ; s’il manque son but, c’est par humanité, bonté d’âme : « il manque de fiel. » Son malheur est dans le conflit de sa nature fine, mobile, intelligente, avec un âge de violence et de barbarie.


III

Il ne faut point trop devancer son siècle, il faut en être. Hamlet n’est point de son temps, il est du nôtre. Son idéalisme, sa science, ne s’accommodent déjà plus aux conditions des vieux âges héroïques, où la force musculaire joue un si beau rôle. On sent au fond de son être sourdre l’émotion moderne. Alas ! poor Yorick ! Que d’élégies, de sentimentalités romanesques en germe dans ces deux mots, qu’il prononce en dévorant ses larmes et dans l’amertume contenue d’un lyrisme dont on a vu plus tard le débordement !

Aux Allemands, cette anticipation tout humaine n’a point suffi ; ils l’ont voulue plus générale et politiquement se la sont appliquée. « Hamlet, s’écrie M. Gervinus, c’est l’Allemagne, » et il ajoute : « Ceci n’est point un jeu d’esprit, car, pareils au prince Hamlet, n’avons-nous point jusqu’à ces derniers temps flotté entre les sollicitations d’un naturel pratique et ! la désaccoutumance héréditaire de l’action ? Comme lui, occupés uniquement des choses de l’esprit, nous avons oublié le monde extérieur ; comme à lui, Wittenberg et sa scolastique nous tenaient à cœur plus que l’honneur et la gloire du pays. Voir représenter sur la scène la tâche qui nous incombait nous suffisait aussi ; des mots, et puis des mots ! Nous mettions notre héroïsme à discuter au lieu de nous préparer à l’action. Lorsque nous eûmes secoué le joug français, en ces jours d’heureuse délivrance ne nous étaient-ils point apparus, les spectres de nos ancêtres ? A leur avertissement, notre ferme résolution d’abord répondit, mais bientôt tiédit ce beau zèle ; à de courts accès de passion succéda l’abattement. Nous redevînmes des colombes ; comme Hamlet, nous perdîmes le goût de l’existence, et, quittant le réel, on se réfugia dans le royaume de l’idéal ; le coup d’œil sûr de la vie