Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/452

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Œuvre profonde, immense, devant laquelle tout grand esprit, à commencer par Goethe. toute force intelligente s’incline, s’humilie ; manuel infaillible où le penseur en ses élévations, ses troubles, ses défaillances, va chercher, trouve sa formule, et qui, alors même qu’on voudrait ne pas tenir compte de l’œuvre d’art la plus dramatique et la plus splendidement belle, resterait pour notre dialectique moderne ce que fut Aristote pour l’homme du moyen âge.

Et maintenant, après tant de commentaires, faut-il parler de celui que l’Opéra vient de fournir ? Je ne veux pas nier à la musique le droit de s’inspirer du motif d’un grand poète, si en dehors de ses attributions que ce motif puisse paraître. Qui sait ce qu’un Mozart eût fait Hamlet ? En voyant sur la plate-forme surgir le spectre du feu roi, je pense au fantôme du commandeur, au tuba mirum du Requiem, au religieux et terrible accent du surnaturel dont ce génie avait le secret ; sur Ophélie inanimée, sur ce doux corps de vierge folle. « d’où les fleurettes vont pousser, » j’entends des voix raphaélesques chanter l’hymne du Lacrymosa, et je me dis : Pour reproduire musicalement le caractère du prince de Danemark, pour saisir et fixer l’insaisissable, quelles ressources n’eût-il ! pas trouvées dans sa compréhensivité si intense, dans les profondeurs de son art, l’homme qui, créant don Juan, dona Anna, sut pousser si avant l’analyse de l’être moral ! Beethoven également m’apporte son commentaire. Je suis dans son ouverture, dans ses intermèdes et ses entr’actes, le développement symphonique de ce drame tout-puissant, la recherche intelligente, discrète, e longinquo, de cet idéal intraduisible. Les arts sont faits pour se commenter les uns les autres ; pourquoi le musicien se laisserait-il déposséder d’un droit que le peintre, hier encore, s’attribuait avec succès ? Il est vrai que ce peintre était un coloriste, un poète, et qu’il s’appelait Delacroix ! Ah ! ce profil du jeune prince, si dans tout le cours de la partition il nous eût été donné de l’entrevoir, ne fût-ce qu’un moment, tel que Delacroix nous le montre en sa mélancolie effarée, retenant le pli de son manteau de sa main blanche et fluette d’idéaliste, gravement pensif, doux et sinistre, causant avec Horatio sur la fosse qu’on creuse, tandis que le vent glacé du cimetière fouette orageusement la plume de son chapeau ! mais, non, rien, pas un trait de physionomie ! Le drame au moins sera-t-il mieux compris ? Dans cette adaptation impossible, dans ce travestissement du chef-d’œuvre en je ne sais quelle Sémiramis d’opéra italien (Arsace regnerai !), deux situations étaient restées qui, du milieu de ces plâtras, de ces décombres, se dressaient comme deux fûts de colonnes héroïques défiant le suprême effort du vandalisme. Je veux parler de la scène de la plate-forme et de la scène d’Hamlet avec sa mère. On connaît dans Shakspeare la scène de la plate-forme, nous