Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/539

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs privilèges, la misère de leurs campagnes, la mort de tout esprit public, réclamant leur autonomie et l’emploi exclusif de leur dialecte local, prétendant relever au besoin les douanes intérieures afin de mieux établir leur indépendance absolue, demandant chacune un ministère responsable et des milices provinciales, indignées de ne pas obtenir aussitôt la satisfaction qu’elles réclament, aspirant à s’unir, celle-ci à l’Espagne, celle-là à l’Italie, une autre à l’Allemagne, une autre enfin à la Belgique ou à l’Angleterre ; représentez-vous ce déchirement de l’ancien royaume constitué au prix de tant d’efforts et de luttes, rappelez-vous les fureurs sanguinaires qu’inspirait à la génération de 89 l’idée seule du fédéralisme, et vous ne parviendrez pas encore à vous représenter l’effroyable confusion qui, en 1866, menaçait de dissoudre l’Autriche, la moderne Babel. La fresque allégorique où Kaulbach a représenté, sur l’escalier du musée de Berlin, la confusion des langues et la dispersion des peuples semblait l’image du dramatique spectacle qui s’offrait à ma vue. Dieu dans sa colère foudroie le despotisme qui a voulu élever jusqu’aux nues le monument de son orgueil. L’heure de la délivrance sonne, et les différentes races, ivres d’allégresse d’échapper à un joug détesté, se dispersent vers les quatre points cardinaux. L’empire des Habsbourg allait-il donc s’écrouler ainsi ? De toutes parts et en toute langue, on me l’affirmait et avec joie. Ce mot sinistre, finit Austriœ, retentissait sans cesse à mon oreille. Pourtant je me rassurais en songeant que l’Autriche, déjà plus d’une fois à la veille de périr, s’était toujours relevée, parce que la cause qui l’avait fait naître continuait à rendre son existence nécessaire. Il fallait jadis sur le Danube un état assez fort pour résister aux Turcs ; or aujourd’hui n’en faut-il pas un encore pour leur succéder ? Mais comment arrêter l’œuvre de la dislocation imminente et retenir ensemble des nationalités hostiles qui n’aspiraient qu’à se séparer ? Pour y parvenir, la compression la plus dure, la plus inexorable, paraissait nécessaire, M. de Beust et l’empereur eurent la glorieuse inspiration d’essayer un moyen qu’on eût été tenté d’appeler une héroïque folie. A ces populations si profondément ulcérées, ils ont osé accorder le régime parlementaire avec toutes ses prérogatives et toutes ses libertés, y compris la liberté de réunion et d’association. Ils lui ont donné même la liberté de la presse et le jury, refusés à la France, plus de trois quarts de siècle après 89, par un gouvernement fort des millions de suffrages dont il est issu, du dévouement sans réserve de l’armée et de la magistrature qui le soutiennent, dans un pays complètement unifié, où un même sentiment d’ardent patriotisme a depuis longtemps effacé les animosités de race et les