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deux pas, à deux jours de marche. Avec cette prime d’engagement offerte à toutes les avidités, les cadres de l’armée de la foi furent bientôt remplis : barons avides, cotereaux, routiers, serfs en rupture de ban, tout ce qui vivait de pillage et de violence s’engagea, prit la croix pour exterminer l’hérésie. Dans cet immense soulèvement, il y avait sans doute des sentimens élevés, des scrupules généreux sur les moyens de faire rentrer le midi dans le giron de l’orthodoxie. Innocent III mit à l’aise ces consciences délicates. « On ne doit pas garder la foi à qui ne la garde pas à Dieu, » écrit-il au roi de France. Cette maxime dissout toute société humaine, car toute société repose sur des engagemens qui lient les hommes entre eux, traités publics et privés, contrats, sermens, fidélité à la parole donnée, et, s’il est permis de les violer envers celui qui ne garde pas la foi à Dieu, où s’arrêtera la violation ?

C’est en déchaînant ainsi la bête humaine que la papauté parvint à se composer une armée immense que la chronique des comtes de Toulouse élève à 500,000 hommes. Elle se réunit à Valence sous le commandement de Simon de Montfort, « un homme selon Dieu, » dit le moine de Vaux-Cernay. Le midi fut écrasé par le choc du nord. Les villes s’écroulent devant cette nouvelle invasion barbare, les populations sont massacrées, la terre elle-même est frappée, et les soldats de Simon sont armés de pics et de haches pour arracher les vignes et couper les arbres. Point de distinction subtile entre catholiques, vaudois et albigeois ; on tue tout pour obéir à l’ordre fameux d’un légat laissant à Dieu le soin de trouver les siens parmi les morts. Les bandes se renouvellent souvent, car l’engagement féodal n’est que de quarante jours, et on leur a promis « que le travail ne serait pas long ; » mais pendant que les unes regagnent le nord chargées de butin, d’autres en descendent pour prendre part à la curée. L’armée de la foi descend et remonte jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à tuer ni à piller. Après les exécutions en masse vient la persécution en détail, après la croisade l’inquisition, c’est l’ordre naturel. Les deux sectes avaient jeté de si profondes racines dans l’esprit méridional, qu’elles n’ont pu en être arrachées par une guerre qui a duré près de quarante années ; tant qu’il y a eu au midi de la Loire un château-fort et un baron indépendant, elles ont soutenu le choc de la persécution. L’esprit national s’était si bien confondu avec l’esprit sectaire que l’un n’a pu être détruit sans l’autre. Les congrégations dispersées et décimées dans les villes se reforment dans les châteaux, et quand les châteaux sont emportés, elles vont se cacher dans les forêts, dans les chaumières abandonnées et dans les retraites des montagnes. La persécution rejette plus avant les deux sectes dans leur principe commun de protestation, savoir qu’une église qui persécute et tue