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doctrine persécutée trouvèrent une protection efficace dans la famille seigneuriale des comtes de Luserna, que les écrivains vaudois supposent avoir embrassé à l’origine les opinions religieuses des barbes. C’était une famille impériale, c’est-à-dire relevant directement de l’empire d’Allemagne, dont les descendans subsistent encore aujourd’hui dans les familles des Rorà et des d’Angrogna, qui tirent leurs noms de deux localités vaudoises. Une tradition encore vivante parmi les vaudois du Piémont attribue à cette famille le rôle que la maison de Savoie a joué entre la France et l’Autriche, celui d’amortir par son interposition les chocs entre deux adversaires irréconciliables. Elle avait intérêt à remplir cette fonction, car, en empêchant la destruction des sectaires, elle conservait sur ses vastes domaines, suspendus au versant des Alpes, une population active et rangée, heureuse de vivre en paix en payant de larges redevances à son seigneur.

Derrière ces barrières élevées devant les inquisiteurs par l’esprit d’opposition et par l’intérêt féodal, la secte antique des barbes se grossit de tous les débris des autres sectes écrasées sur les deux versans des Alpes. Il résulte du rapport d’un inquisiteur de la fin du XIVe siècle que la région supérieure renfermait alors cinquante mille fugitifs venus de divers pays. Ces étrangers amenèrent la détresse et la famine dans ces vallées arides et froides, où la population indigène trouvait déjà difficilement sa maigre subsistance. Il fallut ouvrir des issues, chercher un supplément de nourriture dans les vallées inférieures et les pays environnans. Un mouvement se produisit dès le milieu du XIVe siècle, qui entraîna d’abord des individus isolés et bientôt des essaims entiers. Ce ne sont pas ces ardens squatters de la foi dont nous avons suivi les traces dans une première étude, ce sont des colporteurs, des merciers ambulans, des manœuvres, des hommes de peine, bons à tout faire et à tout recevoir, qui se font tout à tous, comme ceux que nous voyons encore aujourd’hui sortir chaque année de la région des Alpes. La foi des anciens jours n’est pas éteinte en eux, mais ils n’offrent plus comme autrefois cette marchandise à tout venant. Deux de ces émigrans, se trouvant un jour dans une hôtellerie de Turin, y rencontrent le seigneur calabrais Spinelli di Fuscaldo, qui avait de vastes domaines incultes sur le versant de l’Apennin, tout au fond de l’Italie, en face de la Sicile. Ils lui parlent naturellement de leur pauvreté et de la détresse de leur pays, résultant du trop-plein de population. Fuscaldo leur demande d’engager leurs compatriotes à venir s’établir sur ses domaines. Les deux émigrans rentrent dans leurs vallées et y répandent la nouvelle de cette proposition, qui fut acceptée sous la condition qu’on enverrait une commission en Calabre pour visiter les lieux. Le rapport des