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l’histoire d’Angleterre, où la cause de l’aristocratie libérale et celle de la bourgeoisie et du peuple n’ont jamais été séparées l’une de l’autre, les représentans des classes élevées se rencontrent chaque jour dans la chambre avec les délégués des classes populaires, et ils apprennent tous ensemble à vouloir et à sentir en commun. Une assemblée tout aristocratique serait fatalement exposée à s’isoler au sein du pays et à séparer ses intérêts de ceux de la nation. Une assemblée toute démocratique serait à la fois moins libérale, moins indépendante et moins éclairée. Elle serait le jouet des agitations populaires et l’instrument servile de cette grossière souveraineté du nombre, qui, comme le remarque ingénieusement M. Mill, n’est qu’un autre nom plus séduisant pour désigner la force. Poussée malgré ses désirs par une majorité implacable et menaçante, elle pencherait tout entière d’un seul côté, et elle ferait du gouvernement représentatif tel qu’on le pratique en Angleterre une espèce de tyrannie non moins redoutable que celle du gouvernement absolu, Tel est le danger que lord Grey lui-même, le fils de l’heureux auteur du bill de 1832, signalait aux législateurs dans son dernier livre sur la réforme électorale. Il leur conseillait de se souvenir que les influences aristocratiques sont dans une certaine mesure favorables aux progrès de la démocratie. C’est la résistance de l’aristocratie aux reformes nouvelles qui les amène à ce degré de maturité parfaite où elles s’imposent à l’aristocratie elle-même par l’ascendant souverain de l’opinion publique. Cette espèce d’épreuve est nécessaire à leur succès et à leur durée. Grâce au frein salutaire d’une aristocratie libérale et sage, la démocratie anglaise ne risque pas de prendre ses caprices passagers pour des aspirations éternelles et ses velléités mal définies pour des besoins déjà formés. Ses conquêtes sont aussi durables qu’elles sont lentes à obtenir : on ne les voit pas dès le lendemain succomber honteusement à des réactions toutes pareilles aux violences mêmes d’où elles sont sorties.

Le fait est que le système anglais, malgré ses irrégularités et ses inconséquences, ou plutôt à cause de ces irrégularités mêmes, est en définitive celui qui se rapproche le plus de notre idéal. La grande diversité du suffrage, pourvu qu’elle soit habilement ménagée, nous paraît la seule manière praticable d’introduire dans les institutions électorales cette équité approximative dont il faut bien nous contenter désormais, puisque nous avons dû renoncer à la proportionnalité rigoureuse qui serait seule conforme à la justice pure. Quels que soient d’ailleurs les inconvéniens qu’on y trouve, on est forcé de reconnaître que la diversité du suffrage est un moyen efficace de garantir l’indépendance des minorités et