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En empruntant à M. de Tocqueville ces paroles profondes et prophétiques, nous voudrions en écarter l’accent de tristesse et de découragement dont elles sont empreintes. Nous voudrions repousser les sombres présages que certains esprits chagrins ont amassés sur l’avenir du monde, et que notre récente expérience n’a malheureusement que trop justifiés. Nous voudrions montrer que le gouvernement populaire ne conduit pas infailliblement au despotisme ou à l’anarchie, et qu’il ne faut pas conclure d’une épreuve incomplète ou malheureuse à la condamnation sommaire de la société moderne. Sans doute l’avenir appartient à la démocratie, sans doute le progrès qui l’amène est semblable au mouvement d’une pierre qui tombe et qui va toujours s’accélérant dans sa chute ; même en admettant les limites qui sont la garantie indispensable de son indépendance et de sa sagesse, le droit électoral doit se répandre jusqu’au fond des classes populaires à mesure que grandiront chez elles les lumières, la richesse, la capacité et la volonté de se gouverner elles-mêmes. Ce suffrage universel, dont nos malheurs nous donnent tant le droit de médire, nous apparaît alors comme le dernier terme du progrès de nos lois politiques. Est-ce à dire que ce prétendu progrès ne soit véritablement qu’une décadence ? Est-ce à dire que la civilisation moderne soit la ruine de la liberté ? est-ce à dire qu’elle doive engloutir toute individualité supérieure dans le sein d’une multitude anonyme et tyrannique, et qu’elle doive courber toute indépendance sous le joug implacable de ce « monstre à mille têtes » dont les ennemis de la démocratie travaillent à nous faire un objet d’épouvante ? Quand même l’histoire de notre pays serait cent fois plus décourageante encore, quand même la démocratie française serait irrévocablement condamnée à périr de ses propres mains, nous refuserions de nous associer à ces frayeurs séniles ; nous ne consentirions jamais à croire que le monde a marché en vain, nous persisterions à penser que les mécomptes de la démocratie française ne doivent être attribués qu’aux circonstances malheureuses de nos révolutions prématurées et aux obstacles redoutables qu’elle a toujours trouvés dans nos mœurs. Autre chose est de tomber dans la démocratie comme dans un précipice, ou d’y descendre lentement, sûrement et par degrés. Heureux les peuples qui suivent pas à pas cette route, et qui arrivent à la démocratie sans révolutions, sans guerres civiles, sans secousses violentes, sans rompre avec les traditions de leur histoire, et dans la pleine virilité de leur âge mûr !


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.